Par Rudy Ricciotti
Architecte et ingénieur, Grand Prix national d’architecture en 2006, Médaille d’or de l’Académie d’architecture, membre de l’Académie des technologies, Rudy Ricciotti est représentatif de cette génération d’architectes qui allient puissance de création et véritable culture constructive. Pionnier et ambassadeur du béton, il sublime les bétons innovants dans des réalisations marquantes telles que le Musée des Civilisations d’Europe et de Méditerranée à Marseille, le département des Arts de l’Islam au musée du Louvre parmi tant d’autres.
Visuel à la une : © Rene Habermacher
Nos ingénieurs diplômés des grandes écoles X, Ponts et Chaussées, tous authentiquement de gauche, préfèrent les marchés financiers à une carrière dans le BTP ! Le béton a une image de mauvais fils, voué aux gémonies depuis toujours. Prononcer son nom relève de l’insulte ou de l’outrage à magistrat. Mauvais bougre au ban de la société par principe, parce qu’il est indispensable au quotidien, il provoque de la répulsion et n’arrive pas à convaincre, peut-être à cause de sa masse, d’une certaine forme de brutalité quand il passe à l’état solide. Ce n’est pas un matériau éphémère. Il évoque la dynamite, la dimension explosive de nos mœurs, qui nous effraient et que nous escamotons alors qu’elles devraient nous éclairer. Même la larme à l’œil, le béton n’arrive pas à convaincre. Toujours ce mauvais fond, le seul crédit qu’on lui accorde. J’ai eu beau essayer de démontrer que l’architecture avait les moyens de produire un récit, des sentiments à partager sur un territoire, mes réalisations ne devaient pas avoir le physique de l’emploi, elles n’ont rien vraiment changé, fréquentées ou non. D’une façon générale, les architectes n’ont jamais su se faire aimer. Ils suscitent l’indifférence, car il existe une lâcheté du regard. Manipulée par les anathèmes sur la bétonisation, l’image du béton est devenue noire. On lui reproche d’être résistant. On lui reproche d’avoir remplacé la pierre. On lui reproche d’incarner notre culture. On lui reproche d’être un matériau politique au-delà des politiques, de faire la guerre. On lui reproche d’être schizophrène, à la fois béton honni et omniprésent dans les HLM. C’est un phénomène dans l’air du temps d’aimer les idées fixes et la répétition, au lieu de défendre les marques du mouvement. L’ordre du jour est à la célébration de l’immobilisme, à la résistance aux vivants. Les minauderies asexuées des présentateurs de télévision ont finalement remporté plus de succès que les ouvrages d’art. Le délit de faciès du maçon n’a pas fini d’emprisonner nos consciences. Même les églises ont peur de se pétrifier dans le minéral, préférant le bois, beaucoup moins titré en culpabilité chrétienne. Je n’envisage pas de demander un avis à qui que ce soit sur mes choix botaniques. Je sais que le particulier est l’ennemi désigné des experts, des sbires et des espions. D’ailleurs, j’ai les noms des agents infiltrés de la CIA aux ministères de la Culture et de l’Environnement.
De quoi le béton est-il coupable ? Son caractère définitif, voire incurable, doit-il faire de lui un nuisible, un détracteur du bien commun ? Un gangster ? Construire n’est pas un projet suicidaire, il est matériau d’avenir, du lendemain même. L’irréversibilité est un sujet qu’on ne peut prendre à la légère, marteau-piquable ou pas, dynamitable, la question n’est pas là. L’irréversibilité est le péril d’une société en marche forcée, une société qui mâche ici et crache ailleurs, cheval-caddie ventripotent à haut pouvoir calorifique, une société libre de consommer l’outrance, ivre d’oxyde et d’oxyure ! L’irréversibilité comme miroir inversé du dernier voyage fait peur. Honnêtement, je préfère me couler une dalle de béton sur le ventre et ne plus en parler, plutôt que de m’en passer. Le béton n’est pas un butin à mettre dans un sac en prenant la fuite. Même dans un sac, il se partage. Une économie responsable, un travail de spécialiste effectué aux yeux de tous, de la haute cuisine, une brigade de compétences, simple en apparence seulement. Mais gare à la casse ! Quand une erreur se manifeste, la chute est inexorable. L’interprétation doit être exécutée à la perfection. Pour cela, les coffrages se font sur mesure et les ferraillages ne reculent devant aucune complexité. (…)
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