La résistance au modernisme international et à ses volumes prismatiques, sans aspérité aucune, a favorisé l’éclosion, dans les années 1960-1970, d’une approche volontairement plastique du béton. Tout à la fois prolongement, extension et inflexion du brutalisme, ce mouvement associe architectes et sculpteurs et témoigne du désir de préserver une dimension créative et parfois manuelle au sein du projet architectural.
Le béton armé, lorsqu’il est laissé brut de décoffrage, expose la trace de son façonnage ; il garde en effet l’empreinte du moule qui lui a donné forme. Auguste Perret avait montré, dès les années 1920, la dimension artistique mais aussi poétique du nouveau matériau, qui selon lui dialoguait avec les origines les plus lointaines de l’architecture — la construction en bois – lorsque les nœuds du bois ayant servi au coffrage se révélaient après la prise. Avec le tournant brutaliste, impulsé en France par Le Corbusier au couvent de la Tourette de (1953-1960) notamment, le traitement volontairement fruste du matériau mettait en avant le travail du maçon, à qui l’architecte conseillait de ne pas chercher une facture trop parfaite, trop polie. De son côté, l’Italien Carlo Scarpa développait une architecture dont l’extrême qualité de mise en œuvre apparentait bien souvent ses bâtiments, ou certains de leurs détails, à d’authentiques sculptures. Plus réticente que l’Italie à s’engager dans la voie du béton brut, la France, pays de la préfabrication lourde, a néanmoins pris conscience de la nécessité d’une animation plastique du bâtiment. Au terme d’une période de reconstruction durant laquelle les commandes faites aux sculpteurs exprimaient un devoir de solidarité entre artistes, les années 1960 et la tendance à une simplification formelle laissaient craindre un important recul. Favoriser le retour du sculpteur au sein de la conception architecturale était par conséquent l’un des objectifs que se fixait le groupe « Le Mur Vivant », qui vit le jour en 1965.
Avec l’appui très probable de quelques industriels, Le Mur Vivant fut créé à l’initiative de l’architecte Jean Merlet et du sculpteur Robert Juvin, l’auteur des façades du musée de la Poste à Paris, qui, lors d’un voyage en Allemagne de l’Est (RDA), avait pris conscience des insuffisances de la France dans ce domaine. Le Mur Vivant fut longtemps présidé par Maurice Novarina, figure importante de la création architecturale de l’après-guerre, et l’organisme était secondé par une revue trimestrielle portant le même nom, éditée à partir de juin 1966. Le comité de rédaction rassemblait, pour l’essentiel, sculpteurs et architectes et notamment Jean-André Cante et Charles Gianferrari pour les premiers – André Bizette-Lindet les rejoindra plus tard –, Luc et Xavier Arsène-Henry, Louis-Georges Noviant et Jean Semichon pour les seconds. « Mur vivant, pléonasme me direz-vous, un mur ne doit-il pas toujours être vivant, par son volume, sa surface, par sa matière, son positionnement aussi, qui détermine les jeux de lumière ou d’ombre qui le feront vivre, s’il ne vit de lui-même », remarquait d’emblée et de manière très consensuelle l’architecte Raymond Lopez. Au Salon d’Automne de 1967, le groupe présentait une exposition consacrée aux éléments modulaires, « dont la recherche a pour but d’apporter à l’espace architectural une animation plastique intéressante ». Le projet se limitait alors à la présentation de prototypes : claustra en aluminium polychrome, éléments modulaires contreplaqués, éléments de terre cuite pour un marché couvert, carreaux gravés en pierre reconstituée, dalles de béton modulé, allèges préfabriquées gravées en béton, etc.
La revue, en revanche, assura la promotion de quelques architectes, parmi lesquels reviennent régulièrement Roger Anger et Mario Heymann, spécialisés avec leur associé Pierre Puccinelli dans l’esthétique des balcons. Par-delà leurs projets les plus connus, ils apparaissaient encore comme de simples concepteurs de façades, par exemple pour les tours conçues par Jean Sebag au sud du secteur de rénovation Italie 13. Roger Anger et ses associés ont, il est vrai, joué un rôle de premier plan dans la diffusion d’une culture de la façade vivante, en créant dans leur propre agence des compositions dynamiques, proches du cinétisme, au moyen de balcons et de loggias. De fait, les réalisations présentées dans Le Mur vivant, dont le sculpteur Robert Juvin assura longtemps la direction et la rédaction des éditoriaux, montraient bien souvent une œuvre d’art reléguée dans les halls d’immeubles, les espaces publics, au mieux une sculpture assurée elle-même par l’architecte et les industriels. Le béton éclaté, mais surtout les matrices souples pour béton architectonique, tel le NOEplast, permettait en effet toutes les textures et était utilisé comme une sorte de papier peint extérieur. Coulés sur place ou préfabriqués, ces reliefs pouvaient d’ailleurs être créés selon l’inspiration de chaque concepteur. Les collaborations de Marta Pan avec André Wogenscky ou Jean Dubuisson, de Maurice Calka avec les frères Arsène-Henry ou Robert Auzelle, de Pierre Sabatier avec Pierre Dufau ou Henry Pottier participaient bien d’un effort en vue de la synthèse des arts, mais portaient peu sur la texture de la façade. Il fallait alors un excentrique comme André Bruyère pour confier à Le Breton les parois de ses succursales de la BNP sur la Côte d’Azur, notamment à Antibes. « Le progrès est ici au bénéfice du plaisir, substitué à la peur », notait à ce propos l’architecte dans la revue.
Dans un pays où la place de l’artiste se limitait à un pour cent, la ville de Lyon a tenté de se distinguer en accordant une place importante au traitement plastique des façades comme de certains murs intérieurs. Une propension quasi italienne à l’emploi du béton brut, une culture de la construction savamment entretenue, notamment par l’entreprise L’Avenir, incitèrent l’architecte Jacques Perrin-Fayolle – sur lequel une remarquable monographie est récemment parue – à confier plusieurs commandes au plasticien Denis Morog (bibliothèque municipale, cité hospitalière Louis-Pradel, École nationale des travaux publics de l’État à Vaulx-en-Velin, campus de la Doua à Villeurbanne). À la Doua, le futur auteur d’un ouvrage de référence sur le sujet (Le Beau Béton, 1981), intervint sur la plupart des bâtiments, son morceau de bravoure étant la façade du bâtiment Darwin : un bas-relief de béton moulé de 100 mètres de long (1970), conçu comme une gravure monumentale évoquant l’évolution du monde vivant.
Appliqué à grande échelle et dans une logique d’interaction entre l’extérieur et l’intérieur du bâtiment, le travail de Morog préfigurait en partie celui des architectes actuels, adeptes des bétons matricés, des résilles et des cannelures, ces innombrables peaux de béton qui, à la faveur de nouveaux procédés, ont massivement renouvelé la création contemporaine.
Texte : Simon Texier
Visuel à la une : Roger Anger et Pierre Puccinelli, avec Mario Heymann, Michel Loyer, Charles Pivot et Pierre Junillon, tours de l’Île verte, Grenoble, 1963-1967
— retrouvez le dossier Patrimoine Le béton, matière à sculpter : le temps du mur vivant dans Archistorm 115 daté juillet – aout 2022