Le tribunal administratif de Montreuil vient d’annuler le 10 juillet dernier la déclaration d’utilité publique du projet du futur CHU de Saint-Ouen porté par l’AP-HP, ciblant notamment la baisse du nombre de lits d’hospitalisation. Fruit de la fusion entre les hôpitaux Bichat (18e) et Beaujon (Clichy, Hauts-de-Seine), ce projet gigantesque, dont les démolitions pour le chantier viennent de commencer fin juin, avait été confié aux agences Renzo Piano Building Workshop et Brunet Saunier & associés à l’issue d’un concours en 2021.

Le jugement fera date et se trouve être l’issue d’une bataille de chiffres, en l’occurrence celle portant sur le nombre de lits, lequel témoigne de la baisse de l’offre de soins dans le futur mastodonte hospitalier de la Seine-Saint-Denis, un département qui en manque déjà cruellement. Cette mise à l’arrêt est un symbole de la politique hospitalière d’économies menée durant la décennie 2010 dans tout le pays, marquée par la rationalisation et la réduction des lits dans les grands projets immobiliers, à laquelle le gouvernement avait promis de mettre fin au sortir de la crise du Covid-19. L’événement est l’occasion d’interroger quelle sera l’architecture de la santé de demain, et de rappeler le rôle de thérapie secondaire de l’architecture.

Composer avec l’économie et la technologie

Le système de santé français, l’un des plus solidaires mais aussi l’un des plus coûteux au monde – 240 milliards d’euros, soit 12 % du PIB annuel, la moitié étant consacrée aux séjours hospitaliers –, est incontestablement en crise avec un déficit multiplié par sept en une décennie. Déficit que l’allongement de l’espérance de vie et le coût des évolutions technologiques vont aggraver. L’enjeu est alors de le contenir, notamment en réduisant la durée des séjours. D’une quinzaine de jours en moyenne il y a quinze ans, il est aujourd’hui de cinq, justifiant notamment la réduction du nombre de lits dans certains services au profit de places d’hôpital de jour dites « ambulatoires ». Tandis que le plateau médico-technique voit sa superficie augmenter, l’hôpital, dont l’échelle ne cesse de croître, doit également s’adapter à la révolution génétique et biotechnologique. L’hôpital digital avec ses objets connectés, ses robots chirurgiens, ses consultations et ses opérations à distance va métamorphoser la pratique des soignants comme la prise en charge des soignés. La technologie réduit la présence à l’hôpital, quand elle ne l’évacue pas. « La médecine de demain, c’est à la maison », explique Jérôme Brunet. Ainsi, la divergence des temporalités entre l’immobilier – « Il faut de sept à dix ans pour concevoir un hôpital », précise l’architecte de l’hôpital Nord-Franche-Comté – et le cycle de vie plus court des dispositifs médicaux, de l’informatique ou de la logistique, soumis à une innovation incessante, fait qu’on ne peut plus bâtir l’hôpital de demain autrement qu’en intégrant la flexibilité.

Les formes de la flexibilité

Grande échelle et enjeux de flexibilité ont engendré différentes approches architecturales. L’agence Brunet-Saunier & Associés, par exemple, a développé le concept de « monospace » appliqué notamment sur le projet de l’hôpital Nord-Franche-Comté (2006-2016), fusion des hôpitaux de Belfort et de Montbéliard. Celui-ci prend place sur un terrain en pente à proximité de la gare TGV de Trévenans. Le nouvel hôpital s’inscrit en position haute du terrain et étire un volume longiligne de 210 m de long par 98 m de large sur 3 niveaux structuré par une trame de 7,2 x 7,2 m. Cette combinatoire en damier a permis, durant la phase de conception comme à l’usage, de faire jouer la localisation des fonctions à la manière d’un jeu de taquin. Rationnel et évolutif, Il tire partie de la déclivité du terrain naturel pour séparer les flux (voie d’accès des urgences en partie haute, et parvis public en partie basse) et offrir aux unités d’hospitalisation des vues lointaines sur le paysage, jusqu’à l’orée de la forêt des Vosges. Le projet propose un lieu de vie porté par le souci du bien-être des patients comme du personnel. Ainsi, la présence rassurante du bois se retrouve à la fois en façade (protégé entre deux panneaux de verre respirant), et dans les espaces intérieurs, en particulier dans le hall-rue ponctué de patios largement ouverts, brouillant les frontières entre l’intérieur et l’extérieur.

Mesure et démesure

Au cœur de Nantes, dessiné par l’agence Pargade avec Art & Build, le nouveau CHU, actuellement en chantier et planifié pour 2026, scinde ses 290 000 m2 en plusieurs entités entourant le bâtiment central qui abrite le plateau technique. Tel un Rubik’s Cube, les volumes autour de ce noyau peuvent changer d’affectation au gré des évolutions programmatiques, voire même être attribués à d’autres fonctions que celles liées à la santé. La bigness et l’« instabilité programmatique », théorisées par Rem Koolhaas dès les années 1990, semblent avoir trouvé leur pleine expression dans les nouveaux programmes hospitaliers. La figure du cercle semble également pertinente pour donner forme à cette indispensable flexibilité et à son corollaire, l’optimisation des déplacements. Herzog & de Meuron l’ont choisie pour le projet du centre de recherche de l’hôpital pour enfants de Zurich. Ce dernier, édifié juste à côté, offre un maximum de flexibilité grâce à une série de cours intérieures connectées à une rue centrale à ciel ouvert, qui permet une forte présence de nature et de lumière naturelle. L’ensemble, actuellement en chantier, sera inauguré en 2024. L’agence Henning Larsen, quant à elle, a dessiné trois grands anneaux circulaires posés sur une base carrée pour l’extension de l’hôpital Herlev, près de Copenhague, dont les 56 000 m2 ont été livrés en 2021.

Cependant, la très grande échelle de ces nouveaux hôpitaux soulève de vifs débats à plusieurs égards, en particulier celui du financement par le partenariat public-privé (PPP), souvent privilégié pour de tels budgets. Surcoûts, retards, malfaçons… la Cour des comptes elle-même dénonce l’inefficacité et la gabegie de deniers publics et pointe ainsi les limites de ce mode de financement. On se souvient de la catastrophe du Centre hospitalier sud-francilien (Groupe 6 architectes), 110 000 m2 et regroupant 27 sites, à cheval sur Corbeil-Essonnes et Évry. « On atteint là des échelles trop complexes à gérer », estime le programmiste Philip Gillet, qui « plaide pour un nouveau type d’hôpital pavillonnaire et défend l’idée d’une fourchette comprise entre 25 000 et 50 000 m2 ». « À un moment donné, on atteint la limite d’économie avec la grande échelle, voire même le processus s’inverse », analyse l’architecte nantaise Gaëlle Péneau.

Poissons-pilotes

La réorganisation du système hospitalier n’a pas engendré que des colosses architecturaux. Gravitant souvent à proximité de ces vaisseaux amiraux de la santé à la manière de poissons-pilotes, d’autres types d’établissements, plus petits, ont trouvé leur place sur le marché de la santé. En proposant des consultations de jour spécialisées, les centres médicaux de proximité (de 1 000 à 4 000 m2) contribuent sans conteste à désengorger l’hôpital public. La continuité des soins et l’hébergement sont, eux, pris en charge par diverses structures que désigne un florilège d’acronymes : MAS et FAM (maisons et foyers d’accueil médicalisés), SSR (cliniques de « soins de suite » et de « réadaptation ») ou encore Ehpad (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) dont l’offre atteint parfois les meilleurs standards de l’hôtellerie. Très spécifiques, ces programmes sont propices à l’innovation architecturale. Le SSR de Champigny-sur-Marne (Atelier Zündel Cristea), par exemple, a tous les dehors d’un hôtel cinq étoiles avec spa ou d’un centre de thalassothérapie. Les usagers reconnaissent qu’un lieu évoquant les vacances plutôt que la maladie contribue à les aider à surmonter leur handicap. Après son expérience pour un Ehpad dans le 14e arrondissement de Paris, Grégoire Zündel souligne : « Les gens atteints d’Alzheimer souffrent d’une perte d’orientation. Il faut travailler sur des parcours fluides, en boucle ; en outre, moins fatigants pour le personnel soignant. Dans ce type d’établissement, il faut que les couloirs soient de vrais lieux de vie : certaines personnes peuvent mettre des heures à traverser un couloir. De même, il faut insuffler le plus de lumière naturelle possible dans ces espaces dont les résidents ne peuvent sortir. Essayer de les rendre le plus vivables possible profite à tous. » Le vieillissement de la population étant inéluctable, les Ehpad onstituent évidemment un marché florissant qui attire de nouvelles entreprises. Corrélée à la hausse de l’espérance de vie (85 ans pour les femmes et 79 pour les hommes en 2015), la part de la population âgée ne cesse de croître. Or, en raison notamment de la précocité des maladies neurodégénératives, les « seniors » voient leur risque de dépendance augmenter.

Quelle image ?

Une chose est sûre, la dimension sensible qu’apporte l’architecte à la communauté hospitalière – usagers, soignants, soignés –, et ce, à toutes les échelles, celle de la ville et celle de l’architecture, est essentielle. Auteur du pavillon Larrey de l’hôpital Avicenne à Bobigny, Xavier Gonzalez estime que « l’hôpital ne peut être qu’une machine à soigner ; il faut gérer le stress des patients. L’image architecturale doit être conçue comme un de ces facteurs non négligeables et souvent complémentaires des facteurs issus des traitements et des soins », précise l’architecte. Comment assurer les fonctions hospitalières sans tomber dans la caricature fonctionnelle ? Telle est la question soulevée par Gaëlle Péneau, qui est parvenue à trouver une pleine liberté d’expression architecturale dans le domaine de la santé, comme en témoignent par exemple les savants volumes plissés des extensions des CHU d’Angers ou de Nantes, et dont les espaces extérieurs publics ont une importance majeure. Philippe Gazeau a tenu le pari avec l’hôpital Necker-Enfants malades (2003-2018) dans le 15e arrondissement parisien. Par-delà la performance saluée de l’équipement, l’édifice figure aussi comme l’un des très beaux projets parisiens de grande échelle. La répartition de ses 35 000 m2 sur le site a permis de redonner vie à tout un quartier et d’y créer un nouveau jardin public d’un hectare.

L’architecture au cœur des Maggie’s Centres

La création des Maggie’s Centres met aussi l’accent sur le rôle positif que peut avoir l’architecture sur la santé des patients. Ces centres pour cancéreux sont le legs de Maggie Keswick Jencks (1941-1995), à qui l’on annonça dans un lugubre couloir qu’un cancer ne lui laissait plus que deux mois à vivre. Durant les deux années où l’auteure et designer anglaise résistera à la maladie, elle s’ingéniera à donner corps à sa conviction selon laquelle le cadre dans lequel le malade est en attente de soins a un impact, peut-être même « une vertu réparatrice ». Avec son époux Charles Jencks, historien de l’architecture réputé, elle créera une fondation qui va confier à des architectes de renom la mission de bâtir des unités de soin répondant à ce credo. Charles Jencks explique la réussite de ces bâtiments par l’effet placebo : « Un bâtiment, sans pouvoir totalement soigner une maladie, peut cependant jouer le rôle d’une thérapie secondaire. » Depuis vingt ans, ce sont 17 Maggie’s Centres qui ont vu le jour, signés, entre autres, par Frank Gehry, Rem Koolhaas, Zaha Hadid ou Richard Rogers. Steven Holl a assuré la dernière livraison et un projet de Thomas Heatherwick est en cours.

Le secteur de la santé connaît une révolution accélérée et il est difficile de savoir quelle forme prendra demain l’hôpital mais, en tout cas, celle-ci passera par une réflexion sur sa dimension domestique. Pour le moment, la notion de flexibilité est au cœur du débat dans un milieu dont Louis Omnès, économiste et ancien directeur d’hôpital, déplore tant le cloisonnement que la mainmise des grands groupes industriels qui considèrent l’humain comme une machine et un produit.

Texte : Sophie Trelcat
Visuel à la une : Photo © Laura Stamer

— retrouvez l’article sur L’architecture de la santé dans Archistorm 122 daté septembre – octobre 2023 !