La question de l’écologie désormais intégrée comme une donnée majeure de la conception architecturale intervient également au niveau de la commande et de la réception des projets. Ces derniers pâtissent à l’occasion d’une forme de jugement moral tandis que les matériaux sont soumis à l’examen du Bilan Carbone. De fait, les matières géo et biosourcées sont de plus en plus plébiscitées, voire imposées. Dans ce cadre, la pierre fait son grand retour malgré le règne hégémonique du béton. Les débats émanant de l’utilisation de ce matériau figurent comme les plus stimulants au sein de la discipline et sont à même de lui apporter un nouveau souffle.
« Fraîchement taillée, la pierre est claire, chaude, ocre jaune, avec le temps elle deviendra grise et dorée. La lumière semble y déposer tour à tour les couleurs du prisme, gris composé, imprégné de soleil. Les blocs bruts arrachés au sol, calibrés et burinés, deviennent matériaux nobles ; chaque coup, chaque éclat apparent sont témoins de l’énergie et de la persévérance. » Ainsi s’exprimait l’architecte Fernand Pouillon (1912 – 1986), grand bâtisseur des années de reconstruction de l’après Seconde Guerre mondiale dans le livre « Les pierres sauvages » (1964 ; éd. Seuil). Pouillon y relatait avec talent la vie du chantier médiéval de l’Abbaye du Thoronet. Dans sa propre pratique, le concepteur avait entrepris l’ambitieux pari de
démontrer la compatibilité de la construction en pierre de taille et du logement de masse. Ses grands ensembles en pierre de Montrouge ; Pantin ; Meudon-la-Forêt et encore le célèbre quartier du Point du Jour à Boulogne-Billancourt, restent des références majeures.
Lorsqu’en 1998, était livré à Vauvert (Gard) un chai viticole en pierre massive, le retour à cette technique de construction faisait figure marginale après des années d’abandon en raison du développement de la filière béton et ses systèmes préfabriqués.
Pour Gilles Perraudin auteur du projet, l’édification de la bâtisse représente une rupture à laquelle il donne sens en s’appuyant sur une citation du philosophe et sémiologue Roland Barthes : « Soudain, je me suis rendu compte qu’il m’était indifférent de ne pas être moderne ». Avec quelques années de recul, il s’avère que le projet de Chai relevait d’une grande innovation et marquait finalement la naissance d’un mouvement qui aujourd’hui semble prendre racine. L’exposition titrée « Pierre, Révéler la ressource, explorer le matériau » présentée au Pavillon de l’Arsenal en 2018 est un témoin supplémentaire d’un retour à la pierre. Les architectes Thibault Barrault et Cyril Pressacco, commissaires de l’exposition, avaient pour objectif de démontrer le caractère vertueux de ce matériau « afin de participer demain à l’ambition de bâtir 70 000 logements par an pour le Grand Paris ». Cette aspiration volontaire s’était d’ailleurs illustrée une année auparavant avec les 17 logements sociaux en pierre porteuse massive de Brétignac que le duo avait réalisés dans le 11e arrondissement de Paris.
Depuis, les projets dans la capitale se sont multipliés : l’ilot fertile (Paris 19e) de l’agence TVK rassemblant 441 logements s’affiche comme hautement symbolique en se revendiquant « le plus grand chantier en pierre massive construit depuis Haussmann » comme le rappelle l’architecte Antoine Viger-Kohler. De plus petite échelle, l’immeuble de huit logements (Paris 6e) dessiné par Jean-Christophe Quinton présente une façade sur laquelle s’étagent des vagues courbes réalisées en pierre massive. D’une étonnante plasticité, ces formes ne sont pas la seule qualité de l’opération dont les habitations proposent une succession de pièces ouvertes les unes sur les autres et pouvant à l’occasion se prolonger sur les paliers ne desservant qu’un seul niveau.
Plus sévèrement architecturés, les neufs logements sociaux imaginés par Raphaël Gabrion (15e) n’en sont pas moins très qualitatifs avec leur savant travail sur la fenêtre. Finement ébrasées les ouvertures allègent et singularisent la façade tandis que les logements traversant bénéficient d’astucieux aménagements et d’habiles enfilades de pièces. Boulevard de Picpus, l’architecte Guillaume Ramilien livrera sous peu, une opération de logements issue d’un concours qui stipulait l’obligation de construire en pierre massive porteuse.
La pierre dicte la forme
En dehors de la capitale, l’immeuble mixte superposant ateliers et logements (2021) à Caluire en périphérie de Lyon, cristallise les problématiques sous jacentes à la construction de pierre : Suite au refus de permis de construire d’un premier projet, le commanditaire avait découvert la démarche de l’Atelier Perraudin qui défend l’utilisation de matériaux d’origine naturelle et biosourcée : La construction qui lui fut confiée est réalisé en pierre massive porteuse à la modénature très simple. La contrainte du matériau en détermine toute l’écriture : Très ouvertes, les façades côté rue et en cœur d’ilot, proposent une trame régulière faite de piliers et de linteaux, tandis que les flancs de l’édifice offrent deux puissants aplats. Les traces de sédimentation, la découpe précise des blocs, leurs tonalités couleur miel, leurs rugosités différentes, les tracés de leurs veines transforment ces pignons en deux monochromes particulièrement expressifs. En partie nord, l’effet est accentué par l’insertion d’un fin moucharabieh, protégeant les escaliers desservant les 4 étages. La charge émotionnelle de la pierre irradie tout aussi fortement dans les espaces intérieurs où elle reste visible. En partie basse, la réalisation d’arches doubles génère une grande qualité volumétrique et permet d’obtenir de larges portées dans les ateliers et les bureaux. Pour absorber les poussées des arcs en plate-bande, une pierre très dure a été utilisée pour le socle. Une autre, légèrement plus foncée, compose la partie haute avec les logements. Toutes deux sont originaires des carrières de Murcia en Espagne qui offraient la disponibilité nécessaire pour tailler de gros blocs. Sanglées, protégées par des mousses et surtout numérotées, les pierres ont voyagé par camion et elles ont été assemblées sur le site, de manière simple, au moyen d’une grue équipée d’une pince. Un tel chantier offre de multiples avantages : il est propre, plus court et provoque moins de nuisances sonores qu’un chantier béton. Ce matériau possède également de grandes vertus du point de vue de la régulation thermique, tant en été qu’en hiver. Aussi l’édifice est-il exempt d’isolation intérieure, mis à part concernant le dernier niveau qui accueille un alignement de quatre volumes de bois plus légers abritant des duplex.
Dans ce cadre, la construction en pierre ne s’avère pas plus coûteuse qu’une architecture de béton, toutefois, le dessin des calepinages requiert une discipline qui n’est pas loin du sacerdoce : « nous réalisons un premier plan d’exécution avant de consulter les maçons et les carrières, lesquelles peuvent ainsi estimer la production nécessaire. Puis il faut redessiner tous les plans en fonction du matériau disponible sur site. Par ailleurs, les ingénieurs et les bureaux d’études n’ont pas la culture de la pierre. Ce matériau ancestral est très performant mais chaque choix constructif doit être démontré et justifié à travers des études titanesques, tout est à reconstruire » explique Jean-Manuel Perraudin, qui assure la direction de l’agence familiale auprès de son père, Gilles Perraudin. Cette franche déclaration interroge sur l’absence de normes pour la pierre alors qu’il en existe pour le béton. La première norme concernant la pierre fut instaurée en 2005 grâce à un centre d’étude de ce matériau. Sept années furent nécessaires pour l’entériner. La pierre est un matériau très ancien, mais le regard que le monde du bâtiment y porte est nouveau. Un cadre normatif est à reconstruire, en s’appuyant sur ce que fut la tradition constructive de ce matériau, et à la condition de dépasser les lobbyings.
Faire corps avec le territoire
Revendiquant une approche critique et créative issue de la «culture patrimoniale » comme celles de la stéréotomie des pierres, les architectes de l’agence Studiolada ont réalisé le marché couvert de Saint-Dizier en 2023. Inscrit dans un programme de revitalisation du centre ville, l’édifice est pensé comme un « passage » urbain avec une rue centrale commerçante fonctionnant comme espace public. Ses murs de pierre et la toiture végétalisée maintiennent une température et une hygrométrie très stable à l’intérieur, favorable à l’accueil de produits du terroir. Ses parois sont faites de larges arcades en pierre, sur les pignons, de grands arcs développent une portée exceptionnelle de 23m qui ont nécessité des études d’ingénierie poussées afin de se réapproprier et d’actualiser ce savoir. En parallèle, l’organisation du chantier de grande échelle posait la question de la disponibilité des ressources et des exigences de calendrier : Le temps d’extraction de la pierre en carrière, la fabrication de blocs taillés sur mesure impose de fait, une nouvelle forme d’anticipation du chantier. A saint-Dizier, le marché aura bénéficié d’un stock de blocs marchands déjà extraits des carrières d’Euville et de Savonnières situés à quelques kilomètres.
Equipement public, lui aussi ancré dans son territoire, la piscine intercommunale de la commune de Quissac (Gard) a été réhabilitée par les agences V2S et NAS architectes et le projet a bénéficié de sa proximité avec les carrières locales de Vers. L’utilisation de la pierre, étonnante pour une piscine permet de remplacer des préfabriqués vétustes en fibrociment amianté. Désormais, depuis la déchausse jusqu’au plongeon, les nageurs sont accueillis dans de solides et élégantes constructions. L’absence de réglementation thermique pour les programmes de piscine autorise à laisser la pierre visible dans les intérieurs et notamment les vestiaires qui avec sa lumière naturelle à claire-voix prend des airs de thermes antiques. A l’extérieur, l’enceinte se fait paroi aveugle ou claustra et apporte l’intimité nécessaire aux nageurs, sans les enfermer. Selon les architectes, le matériau avec sa texture rugueuse s’est imposé comme le moyen d’installer l’équipement dans son environnement où l’on trouve d’anciens mas. Les blocs de 190 x 80 x 40 cm, extraits à moins de 60 km n’ont pas été retaillés. Ils sont appareillés au plus efficace, y compris dans le traitement de la courbe générée par leur décalage progressif.
Un dépaysement du regard
A Jaisalmer, en Inde, dans la province du Rajasthan, l’école Rajkumari Ratnavati est le premier des trois édifices qui formeront le Gyaan Center destiné à l’éducation des femmes de toutes générations. Cette partie du monde est l’une des plus critiques concernant l’alphabétisation des femmes qui n’atteint que 35,5%. Le projet est donc fortement symbolique à tous points de vues : politique, social, architectural et environnemental.
Commandité par CITTA, une organisation à but non lucratif qui développe des actions dans toutes les parties du monde, le projet a été conçu par l’architecte américaine Diana Kellogg ayant travaillé bénévolement sur l’opération.
L’école de filles accueillant 400 jeunes élèves se situe dans la région du désert Thar et prend la forme d’une ceinture ovale protégeant une cour intérieure. Des tailleurs de pierre locaux ont été employés pour la construction qui reprend des techniques et des détails traditionnels tels que les bassins, les auvents protecteurs de la pluie et du soleil, les médaillons floraux, les descentes d’eau pluviales, les appliques murales pour les ampoules de lumière. Tous les éléments ont été taillés sur place. Sur la toiture accessible, le garde corps est un moucharabieh de pierre traditionnellement appelé Jalli et fait également office d’écran pour protéger les femmes.
La pierre permet de réguler les températures, aussi bien durant les saisons froides que chaudes, où elles peuvent atteindre les 50 degrés. Au delà de la performance climatique, la construction est perçue comme familière ce qui permet d’apporter un sentiment de sécurité aux femmes et aux parents qui confieront ainsi plus facilement leurs enfants au cadre enseignant. L’architecture assume ici pleinement son rôle : permettre aux femmes et aux jeunes filles d’accéder au savoir et de fait, de devenir plus indépendantes.
Et l’on ne saurait mieux conclure par une citation de Gilles Perraudin interviewé par Richard Scoffier en mars 2020 : « L’architecture n’est pas faite pour le plaisir des architectes mais pour que les gens qui l’occupent puissent vivre et être heureux. La manipulation de la pierre est très contraignante, mais paradoxalement cette contrainte nous libère. Elle nous empêche de dériver vers une créativité à outrance qui sature notre environnement de délires personnels et le rend si attristant. J’ai compris que notre monde tend à devenir chaque jour plus virtuel à force de produire des images irréalistes. Nous avons besoin de retrouver la matière pour être au monde. »
Texte : Sophie Trelcat
Visuel à la une : La piscine de Quissac dans le Gard a été réhabilitée par les agences V2S et NAS, l’utilisation de la pierre transfigure le lieu. © Séverin Malaud
— retrouvez le dossier sociétal dans Archistorm 126 daté mai – juin 2024