Le Pritzker Prize 2024 a été attribué au japonais Riken Yamamoto, architecte né à Pékin en 1945 et ayant fait la plus large part de sa carrière en Extrême-Orient. Ce choix en apparence fort raisonnable, après celui d’un même aloi de David Chipperfield l’an passé, pourrait à bon droit laisser penser que le jury du Pritzker a décidé d’en finir avec l’extravagance, l’audace ou l’esprit du manifeste radical, au profit de la valorisation du travail sage et bien fait. Ne nous y trompons pas. Riken Yamamoto, sous les dehors d’une pratique policée, s’est attaché à décomposer pour le mieux la vulgate moderne minée par son obsession de la structure, du standard et de la grande échelle, subtilement et en profondeur.
Le Pritzker Prize 2024, a minima, aura eu cet intérêt : faire connaître à la profession un architecte que cette dernière, pour l’essentiel, ignorait jusqu’à présent. Et ce, le tâcheron inspiré qu’est Riken Yamamoto aurait-il érigé par dizaines, depuis les années 1970, des bâtiments en tout genre, petits comme monumentaux.
À tout le moins, Riken Yamamoto peut en effet se targuer d’un répertoire impressionnant et, insistons-y, échappant pour beaucoup au copié-collé. Architecte contextuel que celui-ci, qui crée en 1973, à Yokohama, son agence, Riken Yamamoto & Riken Yamamoto & Field Shop afin d’y prioriser cette inflexion, aborder chaque projet de façon spécifique sans poser pour principes écriture préalable, assujettissement à un dogme intangible, corsetage et autorité souveraine et dirigiste du « faire ». Riken Yamamoto a son idée : la « bonne » architecture, selon lui, se soutient toujours d’une préoccupation humaniste et d’un devoir de méditation, à cette fin, la meilleure adaptation possible, spatiale mais aussi sensible. Les deux entrées majeures de sa méthode sont les suivantes, d’importance égale : le souci anthropologique ; le rôle clé donné à la topologie. Que le fait plaise ou non, comme l’enseigne l’anthropologie à laquelle s’intéresse le jeune Yamamoto lors de ses études universitaires, il existe une réalité humaine non homogène, l’uniformisation n’est en conséquence pas la voie. La géographie, le lieu même où s’établit l’architecture, son « topos » déterminent qui plus est cette dernière. Riken Yamamoto, durant ses jeunes années encore, en prendra conscience lors de voyages en Afrique du nord et autre part, au plus loin des zones habitées que régulent alors, au registre urbanistique et architectural, le rouleau compresseur moderne et sa passion du standard. La modernité architecturale ? Une solution à contourner.
Ville-cellules et devenir urbain naturel d’abord
De cette option conceptuelle s’extrait l’architecture qui fait le pedigree de l’architecte japonais, dite « topographique », et ce, dès ses premières réalisations. Un point de vue qu’il développera dans son ouvrage de référence, Cell City, consacré à ce qu’il dénomme la « ville cellulaire », celle des fragments, des micro-unités organiques accumulées, de l’autosuffisance de l’espace de vie : « Le principe est de rendre possible par le plan et la distribution l’autosuffisance de chaque cellule d’habitation sur l’ensemble du programme. C’est l’accumulation, la prolifération des cellules autonomes qui crée et fait tenir l’ensemble du programme. Yamamoto se dit inspiré par les villes arabes qui recèlent, dit-il, la capacité à se développer dans toutes les directions ainsi que la flexibilité nécessaire pour assimiler tout évènement inattendu », note l’éditeur français, en forme de synthèse des idées-force de l’architecte (Institut Français d’Architecture).
La ville dite « cellulaire » qui passionne Riken Yamamoto est celle-là même que la modernité, à coups de planification, de prospect et de rationalisation, s’est proposée de faire disparaître au profit de cette ville dernier cri que façonnent à tour de bras, urbi et orbi, modernes et néomodernes. Ce type d’urbanisation n’est pas loin, dans son esprit et selon ses termes, d’être « totalitaire ». Plutôt que penser à partir du plan d’ensemble, laissons les unités d’habitation s’installer à leur rythme et selon leur géographie propre, avec dans leur sillage les activités dont que requièrent les résidents, qui se mettent en place contextuellement. Une ville organique, ignorante de la géométrie et tenant les programmes à distance naît de ce devenir qui laisse la vie et ses vicissitudes tracer le parcellaire du cadastre. Ce type de croissance fluide, laissé à son ordre et à son devenir propres, implique cette condition, minorer la position des décideurs et de la promotion au bénéfice de celle des résidents eux-mêmes, toujours à servir en premier, pour l’architecte japonais. La « bonne ville » est rarement celle que l’on vous impose.
Plutôt que penser à partir du plan d’ensemble, laissons les unités d’habitation s’installer à leur rythme et selon leur géographie propre, avec dans leur sillage les activités dont que requièrent les résidents, qui se mettent en place contextuellement.
Riken Yamamoto, de ses débuts dans les années 1970 jusqu’au mitan des années 1980, se consacre surtout à l’habitat – maisons, immeubles, lotissements exclusivement au Japon et au premier chef dans la préfecture de Kanagawa dont la capitale est Yokohama, sa ville d’implantation. Ce secteur géographique situé en bordure littorale de la grande île d’Honshu connaît après-guerre un développement économique rapide. Hautement industrialisé, concentrant un important et attractif pôle d’ingénierie, il se voit soumis à une pression immobilière intense et à ses conséquences peu surprenantes, le bétonnage, l’urbanisme de programme conçu à la hâte et hors souci d’une écriture en phase avec l’existant. Mihira House, Shindo House, Yamakawa Villa, Kubota House, Yamamoto House à Kanagawa, Seno House, Niikura House, Sato House à Tokyo, premières réalisations de l’architecte, se caractérisent d’entrée par ces critères : une échelle modeste, un resserrement sur la domesticité, une ouverture en termes de composition et plus encore (autant que faire se peut en zone urbaine dense), l’expression d’un séparatisme spatial. Riken Yamamoto, dès cette époque, a des idées formées sur ce que gagnent à être une ville et son développement : un milieu de vie dont existence comme croissance sont le plus possible « naturelles », contre la planification au cordeau. Un écosystème, pour le dire autrement, dont l’ordonnancement géographique n’a pas a priori à se mouler dans la structuration géométrique née de l’esprit rationaliste moderne. Le bloc, l’orthogonalité, la division du territoire habité entre secteurs d’habitat, de travail et de loisir, ces legs de la Charte d’Athènes sont autant de formules contestables. Et contestées, bien souvent. Qui au juste les réclame ? Les résidents, rarement.
Le « composant » contre le programme
C’est avec la réalisation, à partir de 1988, du complexe résidentiel de Hotakubo (préfecture de Kumamoto, livré en 1991) que Riken Yamamoto exprime pour la première fois avec force ses principes – le composant, avant le tout ou la structure ; la prime donnée au milieu de vie individuel, plutôt qu’au collectif ; le souci pour la personne ou la famille, avant celui du groupe. Ce projet ? il consiste à créer cent dix unités d’habitation sur un espace contraint. La réponse de l’architecte, plutôt que privilégier l’immeuble traditionnel ou la création standardisée, va consister en l’offre de maisons individuelles de petite taille, isolées les unes des autres mais restant proches et ouvertes sur leurs pareilles. Ni structure collective, ni structure pavillonnaire, le complexe résidentiel de Hotakubo cumule et mixte deux genres d’offre d’habitat d’ordinaire différenciées tout en veillant à ménager leur part respective, d’un côté, à la vie privée, et de l’autre, à la vie collective. « Dans la même idée où le composant doit l’emporter sur la composition, Riken Yamamoto émet une critique des projets résidentiels collectifs. Il note une contradiction entre le fait que l’on considère un des logements de l’ensemble d’habitations comme ayant un fonctionnement autosuffisant et le fait que, malgré tout, l’on regroupe ces logements (…). Les logements doivent s’adapter à l’unité (c’est-à-dire la famille) et non pas au bâtiment » (Wikipedia). C’est à cette fin que chaque unité d’habitation du complexe Hotakubo se voit dotée de deux cages d’escaliers, l’une donnant sur la rue, l’autre donnant sur une cour centrale. Le dehors et le dedans se différencient sans s’exclure. « Ce plan constitue un mécanisme servant à éviter tout chevauchement entre la nature communautaire de l’habitation-cellule familiale et celle du square central » Étant bien entendu que « la première [l’habitation-cellule familiale] l’emporte toujours », fait valoir l’architecte.
Que penser de cette approche ? Penser la socialité non d’abord comme forme de vie collective mais comme une somme de vies individuelles, convenons-en, n’a rien de bien révolutionnaire. C’est là, depuis le XVIIIe siècle, l’esprit même de l’individualisme libéral. Le « moi » vaut autant que le « nous », en vertu de ce principe, voire plus, le « nous » n’étant que l’addition mathématique de singularités qui valent d’abord pour elles-mêmes, à titre de « puissances », et qui incarnent la singularité reine. Le moi, en vertu de la règle individualiste, est une République à lui tout seul. Riken Yamamoto, dont on ne saurait faire un militant de l’individualisme intégral, entend de son côté valoriser le recentrement sur la personne et, avec elle, sur la famille, cette unité de base qui lui fournit sa représentation mentale de l’architecture, pour cette raison d’abord : l’architecture abrite, elle est un lieu de protection et comme telle, avant tout, un lieu à soi et pour soi. De là, de nouveau convoquée, l’importance du concept de « milieu cellulaire » auquel l’architecte nippon est si fort attaché. L’architecture réunit, mais en les séparant, des entités humaines non pas massives mais que resserrent au contraire des liens forts et structurants, ceux de la famille, du clan, du quartier, de la communauté de travail engagée dans un projet spécifique, avant la « société » même, réalité vague et jamais assez personnalisée. Il ne s’agit pas de penser en termes de système mais, plus utilement, plus sensiblement, si l’on entend servir l’individu, en termes de convivialité.
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Texte : Paul Ardenne
Visuel à la une : Yokosuka Museum of Art, 2006, Yokosuka, Japon © Tomio Ohashi
— Lire l’intégralité de l’article dans Archistorm 126 daté mai – juin 2024