L’architecture entretient un rapport singulier avec la montagne. Sur le plateau de Crans-Montana, en Valais dans les Alpes suisses, à 1 500 mètres d’altitude, dominant la vallée du Rhône et la ville de Sierre, en pleine lumière, il a été donné à AW² de s’y confronter. À l’issue d’une consultation gagnée avec l’opérateur hôtelier Six Senses, à l’instigation du maître d’ouvrage 1875 Finance de Genève, le sujet fut tout d’abord de réinterpréter un premier projet doté d’un permis de construire, dessiné et obtenu par l’architecte suisse Jean-Pierre Emery, aujourd’hui disparu.

Le programme avait toutes les caractéristiques d’un projet d’exception : une implantation à même les pistes – ski-in, ski-out –, une vue panoramique sur la vallée du Rhône et les sommets de 4 000 mètres parmi lesquels le
Cervin, le Weisshorn et le Mont-Blanc. Et surtout, ils avaient l’assurance avec Six Senses, après leur expérience commune à Con Dao au Vietnam, d’être suivis dans un projet ambitieux qui s’autoriserait à remettre en question les codes de l’architecture alpine.

Genèse d’un projet

L’amont d’un projet, ce sont les émotions et les rêves. On y apporte, finalement, sa vie, son parcours, son expérience d’architecte et d’homme ou de femme. Et très étrangement – c’est même la beauté de la chose – le projet apporte aussi son monde. Au-delà de l’excitation de la commande, du concours gagné, de la complexité du programme, de la rencontre avec le client, du génie du lieu, au-delà de tout cela, le projet apporte la promesse d’une parenthèse de vie, d’une certaine concentration, d’un accord secret, d’une harmonie particulière. Eh bien, quand on monte, en voiture ou en train, vers Montana, quand on quitte le calme paysage du lac après Lausanne, Vevey, Montreux, quand on commence à s’engouffrer dans la vallée du Rhône vers Martigny, Sion, Sierre, on ressent les émotions du héros de La Montagne magique de Thomas Mann, on sent que l’on s’aventure, progressant lentement dans un paysage dramatique et bouleversant, à la rencontre de « ceux d’en haut ».

La conception de l’architecture d’AW2 est essentiellement narrative. Elle ressort du langage, du récit, ce qu’ils ont nommé, dans un précédent ouvrage, les « Éléments ». Et comme toujours, ce langage, ces éléments se nourrissent du contexte au sens large, nature et culture prises ensemble, de la structure architectonique du paysage, toutes forces qui synthétisent et produisent l’architecture pour qui sait les capter. Dans le cas du Six Senses Crans-Montana, la disposition même du projet initial, posé directement à la jonction de deux pistes de ski, signifiait que le seul accès au complexe serait un tunnel menant au niveau le plus bas du bâtiment. Ce point de départ a construit toute la dynamique du projet. Creuser, façonner une caverne, cela veut dire revenir aux fondamentaux tectoniques, voire primitifs de l’architecture qui tire ainsi sa force de la minéralité, une sculpture creuse, une « nature inorganique » qui rivalise et dialogue avec la nature primordiale. Ainsi est née l’idée d’un voyage, commencé dans la vallée, qui prendrait un tour spectaculaire avec un passage dans les entrailles de la montagne avant de remonter progressivement vers la lumière, vers le paysage et vers les lointains sommets enneigés.

« Notre vision du luxe, que nous partageons avec Six Senses, est d’offrir l’expérience d’un lieu unique au monde avec des émotions et des sensations intenses et vraies, et surtout avec une relation authentique à ce lieu, à sa nature et à sa culture. Le voyage vers la lumière, c’est un trajet initiatique dans la montagne magique et dans ses trésors. »

Stéphanie Ledoux et Reda Amalou, Associés, AW2

L’arrivée

Les visiteurs du Six Senses Crans-Montana ont donc pour première expérience ce passage sous la montagne vers le dépose-minute qui constitue l’entrée du bâtiment. Ce vaste espace est revêtu de pierre, avec des inserts de lumière verticaux tout autour. Le plafond qui joue le rôle d’un dais souterrain est une structure en bois de peuplier, réalisée par l’ébéniste Steven Leprizé, créateur d’Arca. Cette résille reprend par ses lignes la structure cristalline de la roche que l’on trouve dans une grotte de montagne. Il s’agit d’une expression contemporaine de la grotte, de cette « nature inorganique » que l’agence cherche à créer. Une fois que l’on a pénétré dans le lobby du bâtiment, passant sous ce dais, de hauts panneaux ajourés et ouvragés en chêne, dont la géométrie s’inspire de la structure organique des branches et des aiguilles de pin, filtrent la lumière venue du haut et guident les visiteurs vers l’espace de réception. Il faut souligner la beauté des luminaires de l’artisan d’art M.A.Aston, créés pour l’occasion. Il s’agit d’un espace haut et minimal où des matériaux primordiaux et forts, la pierre et le bois, commencent à raconter l’histoire qui va suivre. L’intention était de créer à la fois un fort impact visuel et une émotion de l’arrivée, de façon à initier le récit du projet et à conditionner, ou acclimater, les nouveaux arrivants.

L’atmosphère est souterraine, mais sereine. L’impression tectonique, de forte minéralité de la pierre est contrebalancée par la douceur et la chaleur des résilles de bois qui ont été réalisées par André Wider, ébéniste à Montreux. Elles peuvent être légitimement considérées comme des œuvres d’art, au même titre que la banque d’accueil en pierre de Vals, œuvre du marbrier Blanc Carrare. La douceur de la lumière qui tombe des hauteurs du plafond, la sophistication des matières, le caractère filtré de toutes sensations relèvent d’une atmosphère amniotique, nutritive, protectrice et en même temps intrigante, légèrement énigmatique. Ici nous sommes littéralement dans la montagne magique. Nous captons sa puissance, son sourd rayonnement. Ici s’opère l’expérience Six Senses, le pas de côté par rapport au monde quotidien que peu à peu on oublie. La séquence inaugurale du voyage opère en définitive comme un sas qui amplifie les sensations et vous met au contact de la présence brute des choses, de leur poésie, de leur secret et sourd appel. Le tunnel fait écho à la carrière de la pierre de Vals – gneiss – dont parle le célèbre architecte suisse Peter Zumthor. Comme dans tous les puissants ouvrages d’art que l’on trouve dans les montagnes suisses, une certaine grandeur s’y exprime qui conditionne parfaitement les visiteurs à l’expérience qu’ils vont vivre. Le tunnel constitue la promesse de ce qui va suivre.

« Crans-Montana fut pour nous une opportunité unique. Nous avons pu réaliser un projet qui pose le luxe sur de nouvelles bases, et qui rebat les cartes de l’architecture alpine. »

Multi-Family Office, 1875 FINANCE

Les suites

Il y a un paradoxe vertueux de l’architecture : en un certain sens, plus on domestique la matière, plus on s’en rapproche. Le véritable luxe, c’est finalement une forme de dépouillement qui montre la matière dans sa vérité. Plus on est touché par le grain de la matière, plus elle nous parle et plus on trouve son sens : alors, on s’approche d’elle et on comprend son langage. C’est ce qui a été mis en pratique pour les suites, qui sont un premier aboutissement de ce voyage vers la lumière que les visiteurs de l’hôtel entament depuis la séquence d’arrivée. Les architectes voulaient donner l’impression d’arriver du froid dans une cabane dans la forêt, un endroit un peu miraculeux où l’on se sentirait au chaud et en sécurité, tout en restant en contact direct avec la nature. Ainsi, les chambres sont habillées de planches de bois brut, les murs sont recouverts d’un enduit minéral, réalisé par les Ateliers Gohard, dont la texture évoque et soutient l’habillage intégral, en grands éléments de pierre, des salles de bain par Blanc Carrare.

On retrouve cette impression de forte minéralité, d’anfractuosité providentielle, de logement architectural creusé dans la montagne même. Les fenêtres couvrent toute la largeur de la chambre, avec de vastes balcons privés offrant des vues sur les pistes de ski, la forêt, la vallée et les sommets. Les tons de la pièce ont été choisis pour renforcer l’idée de nature.

Les matières sont brutes, mais raffinées avec un travail sur leur texture même, le grain du cuir, le veinage de la pierre, le fil du bois, le relief et la brillance de la maille du tissu. Tout cela parle aux sens, et fabrique l’idée de luxe qu’AW2 et Six Senses veulent mettre en avant : éthique et naturel, qui relèvent de l’expérience brute des choses et qui procurent de la joie.

Le mobilier

AW2 a pour coutume de pousser le récit le plus loin possible, c’est-à-dire de faire aboutir le concept d’un projet à toutes les échelles, depuis l’intégration paysagère jusqu’au moindre détail du design.

Question de cohérence, que permet leur double qualification d’architectes et architectes d’intérieur. On pourrait aussi parler de direction artistique, ou de direction narrative : faire en sorte que le récit se diffuse partout dans le projet, que la partie s’assimile au tout. On peut voir cela dans leurs créations de mobilier. La chaise qu’ils ont dessinée pour les suites, dénommée « Auguste », en est l’exemple : structure robuste en chêne teinté, remplissage en corde de chanvre, assise et coussins en toile de jute, dossier en cuir vieilli, plaid en laine. Ce design émane de son environnement, il est raffiné dans sa rusticité et il est comme une réduction du projet, en lui-même il raconte aussi l’histoire.

« La vision de l’architecture durable d’AW2 est en phase avec l’engagement de Six Senses Crans-Montana envers la durabilité. La conception de Reda Amalou et Stéphanie Ledoux apporte non seulement une touche de contemporanéité à l’ambiance des chalets, mais intègre aussi, de manière transparente, des éléments respectueux de l’environnement. »

Christian Gurtner, General Manager, Six Senses

La piscine intérieure

AW2 aime concevoir les hôtels, et particulièrement ceux de Six Senses, avec une structure narrative claire, qui procure une sensation unique, un détachement onirique de la réalité qui est leur marque de fabrique. Les architectes limitent la gamme de matériaux utilisés, créent des variations sur le même thème et établissent une continuité dans le design. C’est ce qui définit l’identité de leurs projets. Cependant, ils aiment jouer avec l’idée de destination dans la destination, ou de voyage dans le voyage. Ainsi, chaque espace est conçu dans la continuité narrative du projet, mais il raconte aussi son histoire propre. Cela est particulièrement vrai pour la piscine intérieure. Si les détails et les matériaux sont les mêmes que pour le reste du projet, l’espace a été pensé comme un plan d’eau dans une grotte de montagne. Les murs et les sols en pierre contrastent avec le plafond sculpté en bois, constitué d’une multitude de tasseaux suspendus en peuplier, au nombre de 14 000, de section hexagonale, réalisés comme le dais de l’entrée par Arca. Le reflet des tasseaux dans l’eau de la piscine crée un jeu de lumière avec les rayons de soleil qui filtrent à travers les troncs des bouleaux du jardin. C’est un espace suspendu dans le temps, une cosmogonie où les saisons font partie de l’expérience avec leurs changements de couleur et de texture, du vert de l’été au blanc de l’hiver en passant par toutes les nuances des saisons et des demi-saisons.

Le spa

Le spa de Six Senses Crans-Montana est une partie essentielle du projet avec une surface de plus de 2 000 m2 au cœur du bâtiment. Lui aussi est une destination dans la destination, et il renoue avec la tradition des grands hôtels de santé des débuts de Montana. Les salles de soins imaginées comme des cabanes de montagne dans les bois, sont organisées autour du jardin alpin, les mettant en relation directe avec la végétation. Ces salles réalisées par l’ébéniste Wider, habillées de bois, aux angles légèrement arrondis, à l’éclairage tamisé et aux matériaux choisis pour leur douceur, procurent une sensation profonde, matricielle, comme d’être lové au cœur de la montagne pour en sentir la force et la paradoxale douceur.

L’espace des soins humides renforce cette sensation amniotique avec ses murs incurvés, son traitement minéral comme creusé dans la montagne, une sorte de grotte miraculeuse où l’on jouirait de l’eau dans tous ses états.

Le jardin alpin

Chaque fois qu’AW2 conçoit une destination, les architectes veulent mettre le visiteur au plus près de la nature. Au Six Senses Crans-Montana, les façades sont directement ouvertes sur les forêts et les vues environnantes. Le projet est une « machine de perception » comme ils aiment les concevoir, un dispositif qui ne sert pas juste à jouir du paysage, mais qui en fait partie intégrante et qui, en quelque sorte, l’explicite. Mais, comme l’emprise au sol du projet était très grande, davantage de surface de contact et d’échange avec la nature a être créée. Ils ont donc décidé d’insérer un grand jardin au cœur même du bâtiment, reprenant l’idée des premiers hôtels de la station en 1900. Il s’agit d’un vaste espace, entièrement paysagé avec des arbres et des plantes endémiques du Valais. Il est encadré par une superstructure en acier qui l’intègre à l’architecture. Cette structure met en scène la façade intérieure pour apporter la lumière aux pièces qui l’entourent, notamment le spa. Elle sert également de voie de circulation extérieure avec sa passerelle en bois suspendue qui rappelle le « bisse » local, un système traditionnel de chemins et de structure en bois que l’on trouve dans les montagnes et qui sert à irriguer les champs en contrebas. Cette passerelle permet de se promener dans la cime des arbres.

Les espaces communs

Les espaces communs sont la colonne vertébrale de leur concept, le vecteur de leur voyage vers la lumière. Ils relient la forte séquence d’entrée souterraine aux suites en passant par les différentes destinations, en jouant de la tension entre l’intérieur de la montagne et l’éblouissement du grand paysage de la vallée, des pistes, de la forêt et des sommets enneigés. Ils racontent l’histoire, avec des trajets et des stations. Cette histoire transversale est soutenue par le travail de Reda Amalou Design sur la sélection et le design de mobilier, et aussi sur le choix et la disposition des nombreuses œuvres d’art qui ponctuent le parcours. Enfin, les fondamentaux du design, telle la moquette sur mesure qui évoque dans son dessin et son tissage les névés, les moraines et toutes les variations du paysage alpin, contribuent à faire de la pratique de l’espace une expérience d’art total. L’architecture peut être un art à condition qu’elle possède un langage, un récit.

Les autres stations de ce parcours, tels le bar, les salons, la bibliothèque, le fumoir et le ski lounge, qui est un autre point d’orgue du projet, déclinent ces éléments et ce langage. On retrouve la pierre de Vals façonnée par Blanc Carrare pour le bar, les panneaux en bois ajourés, et la prescription de mobilier vintage par Reda Amalou Design qui apporte la chaleur, la sensualité de ses matières et ce bien-être immédiat, cette familiarité instantanée du corps et de l’esprit avec l’espace qui est ce qu’ils recherchent le plus dans leurs projets.

(…)

Fiche technique :

Maîtrise d’ouvrage : Six Senses, 1875 Finance, Edifea
Maîtrise d’œuvre : AW2 architecture & interiors, Paris ; JP Emery et Partners Architecture SA, Crans-Montana (Bâtiment 1) ; GBO Architecture SA, Crans-Montana (Bâtiment 2)
Entreprises (liste non exhaustive) : Arca (ébénisterie), Ateliers Gohard (finitions de matière et peintures décoratives), Blanc Carrare (marbrier), Edifea (conception et construction), Wider (aménagement), Sofic Cuir (cuir)
Surface : 28 000 m2
Budget : NC
Programme : Hôtel 5 étoiles & résidences

Texte : Jean-Philippe Doré

— Retrouvez l’intégralité de l’article dans archistorm 128 daté septembre – octobre 2024