L’humain idéal, si la nature avait pris le temps de le créer, emprunterait sans doute une partie de sa morphologie à l’escargot. Cet être parfait porterait sur son dos sa propre maison, tout en étant doté d’un corps souple lui permettant de s’y réfugier et de s’y claquemurer quand les circonstances (dormir, se protéger) le réclament. En tel cas, parions-le, l’architecture n’aurait jamais existé. Oublions l’humain et, à présent, concentrons-nous sur l’animal, qui se fait dans certains cas architecte. Pour investiguer dans cette direction : de quel apport à l’architecture le monde animal peut-il se prévaloir ? Quid, par extension, de l’animal architecte : génie ou acteur négligeable ?
L’animal est, pour les humains, une véritable star. L’animal sauvage surtout, au moins autant que l’animal domestiqué (chats et chiens au premier chef) et sans doute plus que celui dont on se nourrit (ovins, caprins, bovins, plus les poulets, dont sont consommées chaque année, à l’échelle mondiale, près de 80 milliards d’unités). Pourquoi cette ferveur ? Genre compagnon pourvoyeur d’« espèces compagnes » (Donna Haraway) de l’humanité, l’animal en est aussi la première victime. Les méfaits de l’anthropocène, l’effondrement graduel de la biodiversité et sa conséquence, la Sixième extinction, ont rendu l’animal plus rare et d’autant plus précieux pour quiconque a à cœur, dans un esprit écologique, le respect du monde naturel et du « vivant ». Cette menace pesant sur l’animal a sa conséquence affective, faite d’attention, de respect et de solidarité – la sacralisation. Jusqu’à ce point, inciter certains philosophes à vouloir penser comme pensent les animaux, à leur place, de façon biologiquement décalée (Vinciane Despret), et certains de nos congénères humains à se rêver en animaux. Y invitent les séances d’assimilation mentale d’un Boris Nordmann, nous conviant à devenir notre espèce animale « appelante », une araignée ou un loup, celle dans laquelle nous rêverions de nous réincarner sur le champ.
Génie animal
L’amour humain pour l’animal doit aussi à cette qualité propre : sa capacité à concevoir des habitats spécifiques. L’animal, certains animaux du moins, est un constructeur. Il possède un indéniable sens architectural, une intelligence de la conception le rendant apte à choisir matériaux et lieux d’implantation particuliers pour ses structures bâties, outre une méthode qui en fait l’équivalent, à la fois, d’un architecte et d’un maçon.
L’escargot porte-t-il son home sur son dos ? Le trichoptère, dans les fleuves, ramasse quant à lui des petites pierres et s’en fait une carapace. Plus sophistiqué : le termite conçoit d’amples demeures de terre où il s’abrite et se reproduit hors d’atteinte des intempéries et des prédateurs tandis que la fourmi rousse des bois, pour ce faire, crée de son côté des monticules de brindilles. Notons que ces espaces de vie sont collectifs et constituent un habitat social organisé, et jamais anarchique : rien de plus structuré, de plus policé que ces abris où activation, reproduction et stabilité dans le temps se donnent cours avec régularité. Ne parlons pas de l’abeille ou de la guêpe, dont les nids à alvéoles sont des chefs-d’œuvre de construction collective, d’organisation spatiale – pour les ouvrières, pour les reines, pour les couvains – et de technique. En font la preuve, chez les abeilles, densité et transparence variables des membranes d’opercules fermant les alvéoles où croissent les larves, notoirement leur capacité différentielle de résistance, résultant d’une nécessité assimilée et maîtrisée en perfection. Les castors ? Eux savent réguler à leur avantage, à coups de barrages de bois, le flux des rivières… Les exemples, encore, ne manquent pas de ces animaux architectes particulièrement doués pour la fabrique de sites d’habitat ou de nids d’exception : le républicain social, un oiseau d’Afrique du Sud, tisse des nids collectifs permanents d’herbe et de bois accueillant une population nombreuse et intergénérationnelle, un cadre de vie régulant au surplus la chaleur. Quant au jardinier brun mâle d’Indonésie-Papouasie, volatile collectionneur (de cailloux, de fleurs, de branches…), il compose pour attirer la femelle un nid en forme de hutte lui servant de scène lyrique pour diffuser son chant nuptial, riche en trilles. Une anecdote à propos de cet oiseau raffiné : des explorateurs occidentaux, au XIXe siècle, s’interrogeant sur ce que sont ses constructions, se virent répondre par les populations locales qu’il s’agissait là sans doute de maisons de poupées confectionnées, par des humains, pour les enfants.
L’animal, ce constructeur à prendre au sérieux ? Les sceptiques,
sur ce point, auront à cœur de plonger dans le best-seller de l’essayiste anglais Paul Dobraszczyk, Animal Architecture: Beasts, Buildings and Us (Reaktion Books, 2023), ainsi présenté par son éditeur : « un appel provocateur aux architectes pour qu’ils se souviennent des vies non humaines qui partagent nos espaces. Une araignée tissant sa toile dans un coin sombre. Des guêpes construisant un nid sous un toit (…). Ce livre imagine de nouvelles façons de penser l’architecture et ce qui n’est pas humain, et demande comment nous pourrions concevoir en pensant aux animaux et aux autres vies qui partagent nos espaces ».
Comment égaler le tardigrade ?
L’animal est-il un architecte ? Oui. Est-il un super architecte ? On le croirait, au vu de certaines de ses réalisations. En relevant toutefois que l’énorme majorité des espèces animales ne sont pas architectes : celles-ci ne construisent rien. A-t-on vu un cheval concevoir son enclos, un perroquet, son perchoir et un bousier, des toilettes attractives où tout ce que la création compte d’individus excréteurs viendra déféquer avec entrain (il est vrai qu’au naturel le cheval, le perroquet et le bousier n’ont pas de tels besoins) ? Côté animaux domestiqués, où une aide pourrait être apportée à l’homme, ou être suggéré un correctif des propositions de ce dernier, a-t-on vu une vache architecturer une étable ou un lapin phosphorer sur le meilleur des clapiers possibles, à l’image des Cités radieuses de Le Corbusier, ces grands ensembles champions de promiscuité métrée au cordeau (ah, la belle entourloupe que le « Modulor », vous dirait Roger Rabbit…) ? Non, de facto.
Quelle leçon en tirer ? On peut, à ce sujet, considérer les choses de deux manières. Soit, première hypothèse, le monde animal, au vu du peu d’architecture qu’il produit, est un monde sous-évolué, peu inventif en conséquence et de peu de compétence par rapport à l’humain, qui le surclasse alors sans discussion dans le domaine du « bâtir ». Soit, seconde hypothèse, c’est le monde humain qui est à critiquer vertement, pour cette raison d’ordre biologique, corrélative d’une évolution l’ayant jusqu’à présent pénalisé : l’humain est à ce point si peu autonome, en effet, qu’il a besoin d’architectures diverses et variées pour survivre là où l’animal, lui, ne les requiert pas. Besoin de maisons pour s’abriter et d’hôpitaux pour se soigner. Besoin d’unités de production telles que ateliers, usines ou bureaux pour assurer sa vie matérielle. Besoin de crèches, d’écoles, d’universités pour son éducation, de palais de gouvernement et de justice comme de casernes pour se gouverner et faire respecter ses lois, de stades et de musées pour se dépenser au physique ou s’émerveiller de ses propres productions, de temples pour adorer ses dieux invisibles, etc. Un éléphant, de son côté, se satisfera du confort spartiate de la savane africaine ou des forêts tropicales du sous-continent indien, quoique sèche et aride pour la première et d’un fort et épuisant quotient d’humidité pour les secondes. La nature est ainsi faite qu’elle n’est pas confortable ? Qu’à cela ne tienne. L’animal s’y adapte sans nul besoin d’une architecture pour survivre et perdurer. Son organisme même est l’architecture. Et ne parlons pas de tout ce dont s’encombrent encore les humains et pas les animaux, cet agglomérat envahissant de lois, de textes réglementaires, de romans, de films, de pièces de théâtre, de poésie ou de jeux de société sans lequel, à ce qu’il semble, l’humanité paraît inapte à subsister. Sans oublier (enfonçons le clou) le souci pour l’heure qu’il est. Si les lapins s’inquiètent pour cette dernière, c’est chez Lewis Carroll et pas dans la vraie vie naturelle. En celle-ci, la chronobiologie suffit à l’animal pour gérer son temps d’existence et ses cycles.
L’humain, si pauvre au fond de ses richesses, peut-il apprendre de l’animal – de l’animal, autant dire de cet adepte de la vie directe en connexion avec l’élément naturel ? Ce que nous enseigne l’animal, qui n’a besoin que de pitance et de reproduction pour vivre, c’est l’excellence du modèle d’adaptation qu’il incarne. La supériorité animale tient à la capacité dont dispose l’animal de corréler vie et nature avec le moins d’ajouts matériels possible, voire sans aucun de ceux-ci. L’oiseau ne boit pas dans un récipient, au verre, mais « à » la goutte d’eau, directement : il trouve celle-ci, après la pluie ou le matin, avec la rosée, dans le repli d’une feuille d’arbre. La chauve-souris ne crée nullement les endroits sombres, sur-étroits et secs que réclame son métabolisme : il lui suffit de squatter nos dessous de toits, nos fonds de cheminées. Que l’humain vienne à disparaître, aucun problème, elle trouvera dans l’environnement naturel ce qu’il faut d’espaces adaptés à sa configuration biologique. Il fait trop chaud ? Le buffle évite la piscine et se contente de s’immerger dans le fleuve, des heures durant s’il le faut, sans se soucier des jours et des créneaux d’ouverture de l’espace Aqualud du coin et sans avoir à débourser le moindre euro (il se baigne nu, qui plus est : pas d’achat de maillot de bain à prévoir). Et ne parlons surtout pas, sous peine de dégrader l’humanité pour cause de disqualification majeure, du fameux tardigrade, cette minuscule créature du genre arthropode, dite encore l’ourson d’eau, avec ses huit pattes boudinées et sa tête en forme de bouche d’aspirateur. Sa taille est inférieure au millimètre ? Qu’à cela ne tienne, le tardigrade sait vivre dans la glace ou dans les fonds marins, il sait aussi passer des milliers d’années sans respirer et se paie même le luxe de ressusciter, des compétences inaccessibles à l’être humain. Une championne d’adaptation aux pires conditions de vie que cette bestiole-là, et cela, sans le moindre toit sur la tête, sans chauffage ni bouteilles d’oxygène. Chapeau bas.
Opportunisme contre adaptation
Il existe çà et là, de par le vaste monde habité (précisons : habité par les humains mais tout autant par les animaux), de curieux mais instructifs contrastes. Rendons-nous au fin fond de la Bulgarie anciennement
communiste, sur le site de Bouzloudja. On y trouvera, plantée à près de
1 500 mètres d’altitude, dans un paysage montagneux déserté, la
« Maison » du parti communiste bulgare, une salle des congrès en forme de gigantesque soucoupe volante flanquée d’un campanile. Ce bâtiment moderniste d’apparence audacieuse, dû à l’architecte Gueorgui Stoïlov, coche toutes les cases de la légitimité à exister. Son emplacement : celui d’une bataille nationaliste contre les envahisseurs turcs. Son financement : il émane d’une souscription populaire. Son affichage : la majesté même (sa hauteur, sa position en surplomb), en plus de l’audace constructiviste qu’il exsude, symbole de dévotion pour un monde tourné vers le futur. Bel objet totémique que celui-ci, hautement respectable mais au destin funeste à cause des vicissitudes de l’Histoire. Années 1990, le communisme s’effondre, le lieu est déserté et puis quoi, comme le constatera le visiteur de passage aujourd’hui à Bouzloudja ? Une ruine pour animaux, en guise d’architecture. Le fier monument, en bout de course ? C’est maintenant un abri pour les chevaux, laissés libres dans la nature à cet endroit-là, qui en usent comme d’une écurie, en bons opportunistes. L’homme avec ses folies passe-t-il ? L’animal reste, sans folies, semblable jour après jour à lui-même, hors Histoire – pas même tenu de s’inventer une histoire et de galérer à s’inscrire en celle-ci, au plus loin des délires destinaux qui depuis toujours agitent l’humanité.
L’opportunisme animal est connu. Abandonnez votre chat trois jours et déjà il a pactisé avec vos voisins et y gagne d’être dorénavant nourri par eux, ce transfuge, l’ingrat majeur ! L’opportunisme est la forme suprême de l’adaptation, en cela, il permet l’évitement d’une situation difficile à endurer, avec ce gain, garantir la vie dans de bonnes conditions, les meilleures peut-être pas mais, du moins, des conditions supportables. La faiblesse de l’humain viendrait donc, sur le plan biologique, de sa trop faible capacité à l’opportunisme ? Le débat est, de longue date, ouvert, que porte la question de l’adaptation et que nourrit ce questionnement légitime : être opportuniste, est-ce une force ou une faiblesse (voir les réflexions pénétrantes, sur ce point, de Lucie Mandeville, du Département de psychologie de l’Université de Sherbrooke) ? Attention cependant ! La force compensatrice de l’humain, au cas où il ne se montrerait incapable d’assez d’opportunisme, réside en revanche dans son aptitude à analyser les situations pour les modifier, ce que ne fera que rarement l’animal. Prenons le cas des oiseaux migrateurs, qui s’épuisent à changer de latitude en fonction des saisons, fuyant de façon répétitive et rythmée le froid pour aller trouver le chaud. L’humain, de son côté ? S’il a froid, il invente le vêtement, et s’en recouvre. Et une maison, tant qu’il y est, un havre protecteur doté de tout le confort calorifique possible. Inutile pour lui de se préparer au grand voyage saisonnier, de constituer des réserves internes de nourriture pour affronter l’expédition et ce qu’elle exige d’efforts pour rejoindre la zone de salut, à coups de milliers de battements d’ailes. Alors quoi ? Homme, animal, un point partout ?
Tout bien pesé, Chaval avait peut-être raison – Chaval, cet humoriste mal embouché qui nous martelait, au détour d’une animation dessinée restée célèbre, dans les années 1960 : « Les oiseaux ? Ce sont des cons ».
Cet article est le premier d’une série consacrée à l’architecture et au vivant. À suivre : Architecture et végétaux.
Par Paul Ardenne
Visuel de couverture : Monument de Bouzloudja, Bulgarie © Kenneth Johansson
— Retrouvez l’article dans Archistorm 129 daté novembre – décembre 2024