« Colchiques dans les prés, c’est la fin de l’été » nous serinait la chanson il y a quelques semaines encore. Mais la belle saison a fait ses valises et nous voici à présent loin des plages, loin de la mer. Surnagent dans nos mémoires, subliminaux, quelques souvenirs d’architectures fugaces : des châteaux, des microvilles de sable construits en bord d’estran par des mains enfantines que nous avons parfois soutenues dans leur tâche, entre deux séances de bain, de beach tennis ou de bronzage.
Constructions de sable : tout cela a disparu, en toute logique, ce qui se bâtit avec du sable se vouant à une ruine inéluctable et rapide. Revenons-y toutefois le temps d’une méditation sur ces données jamais futiles que sont le temps et sa fuite, le solide et ses limites, le marquage éphémère du paysage, l’obsolescence absolument programmée. L’architecture de sable, autant dire la mort inscrite dans et dès la fondation – ce sujet est, autant que physique, métaphysique.
Chacun(e) de nous entretient avec la construction de sable un rapport intime : parce que l’on a été un enfant et que l’on s’est affairé naguère au bord de l’eau ; parce que l’on a accompagné notre progéniture à la plage ; parce qu’on a mis solidairement la main à la pâte, en constructeurs d’occasion à qui le sable mouillé a offert l’opportunité de concevoir en réduction, à l’échelle de notre imaginaire, de belles architectures éphémères. Les châteaux de sable, éléments construits en sable érigés à même la plage, en bordure d’eau, sont des topoï de notre conscience pour cette raison-là : ce sont, auraient dit les Grecs anciens, des « lieux mentaux », des signes gravés dans notre esprit à l’instar du juste, du beau et du bon platonicien, du bien et du mal des religions monothéistes ou de la bienveillance bouddhiste. Quelque chose qui colle à l’âme, dont on ne se débarrassera jamais. « Ô saisons, ô châteaux », clamait le poète Arthur Rimbaud. Complétons : ô saisons de nos vies, ô châteaux de sable, inoubliables châteaux et constructions de sable.
Entre castellologie littorale et esthétique des impossibles réalisés
Construire en bord de mer ou d’étang au moyen de ce matériau parfaitement manipulable et momentanément solide qu’est le sable mouillé ? C’est un plaisir. La forme s’extrait sans grand effort : matériau accort et maniement rapide. Nul besoin, pour arriver à nos fins, d’un processus compliqué d’agencement, de compétences techniques, et encore moins d’un brevet d’ingénierie. Construisez un palais avec des allumettes : compliqué, trop compliqué ! Et chronophage ! Ces allumettes, il faut les déphosphorer puis les coller les unes aux autres, structurer une armature pour faire tenir debout les murs faits de ces dizaines de petites bûchettes, des murs toujours suspects de manquer de rigidité… Toute une science déjà, et le prérequis d’un savoir-faire. Le sable mouillé, en bien meilleur ami, nous épargne cette gesticulation, en plus de faire gagner un temps précieux. Un coup de pelle, je ramasse. Un mouvement des mains pour tasser, et voici un mur monté. Le contenu de deux ou trois seaux de plage versés à même le sol et tope-là, compagnon en maçonnerie, la chose est faite. Voici édifiés mon donjon ou la future flèche de mon gratte-ciel de plage, à coups de poing et du plat de la main.
Construire des architectures de sable est un plaisir mais aussi, pour certains, un art authentique. L’américain Calvin Seibert y excelle, au point d’avoir réussi à élever l’art de l’architecture de sable au rang de summum esthétique.
Loin de nous, en ces lignes, le projet de continuer le Traité de castellologie littorale entrepris par l’écrivain Jean-Yves Jouannais, en 2014, dans son essai Barrages de sable (Grasset). Jouannais, qui n’y va pas de main et de cerveau morts, en l’occurrence, décelant dans le château de sable un matériau propice à délivrer les plus fins secrets de l’art de la guerre et ce, mieux qu’un Sun Tzu : « Ce n’est pas par la guerre que tu comprendras le mystère des châteaux de sable. C’est par les châteaux de sable, parce que tu as eu l’intuition qu’ils sont des barrages, que tu remonteras à la guerre ». Soit. Laissons-là, voulez-vous, ces réflexions abyssales aux relents granitiques pour nous consacrer à plus simple, à plus immédiatement assimilable et friable : la joie simple qu’il y a à modeler le sable mouillé et, par la grâce de ses faveurs, à en tirer des architectures inédites, chaque fois différentes, sculptées de main d’humain et par le truchement allié ou ennemi de la marée qui monte et prend d’assaut notre fier bâti d’estran.
Construire des architectures de sable est un plaisir mais aussi, pour certains, un art authentique. L’américain Calvin Seibert y excelle, au point d’avoir réussi à élever l’art de l’architecture de sable au rang de summum esthétique. Familier des plages du Queens, non loin de New York, ou de Tulum dans le Yucatán (pour la qualité de son sable, dit-il), Seibert y installe chaque été ses créations, toutes plus époustouflantes les unes que les autres : des gratte-ciels futuristes, des châteaux de science-fiction, des édifices de forme libre recyclant les modes et les styles du temps, des ouvrages inspirés de l’architecture soviétique utopique… le tout gréé en élémentaire sable de plage. Les enfants et les grands enfants qu’adultes nous sommes restés bavons de jalousie devant ces compositions qui dureront peu, mais qui n’en imprimeront pas moins durablement nos neurones. Autant de rêves d’architectures impossibles rendues possibles, avant l’effondrement, inéluctable, il est vrai, castrateur.
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Texte : Paul Ardenne
Visuel à la une : Archisable © Michel Denancé
— retrouvez l’article Le planétarium du Jardin des sciences de l’Université, Strasbourg dans Archistorm 123 daté novembre – décembre 2023