Depuis presque un demi-siècle, la diffusion du numérique, l’avènement d’une civilisation de la personne, le développement de nébuleuses métropolitaines, les mobilités, la libéralisation de l’économie ont entrainé de profonds bouleversements dans le secteur tertiaire. Depuis la pandémie, à laquelle s’ajoute une nouvelle sensibilisation à l’urgence climatique, cette mutation s’est accélérée et les architectes doivent se réinventer en permanence en imaginant de nouveaux lieux à la fois informels et relationnels, où l’enjeu est d’injecter de l’humanité.
Dessiné par Frank Lloyd Wright entre 1936 et 1939, le siège social de l’entreprise américaine, Johnson Wax avec ses célèbres colonnes en forme de nénuphars est une référence forte dans l’histoire de l’architecture tertiaire. Construit pour refléter l’audace et l’esprit d’aventure de la firme Johnson, l’espace de travail sans aucune cloison, équipé de mobilier modulaire, était une révolution et avait pour objectif d’augmenter la productivité. Wright voyait le bâtiment de bureaux comme une interprétation architecturale de l’entreprise moderne et déclarait l’avoir conçu de façon à ce qu’il soit « un lieu qui inspire le travail tout comme les cathédrales inspirent le recueillement ».
Si les valeurs de la firme Johnson étaient axées sur la productivité et la promotion d’une marque, celles-ci ne suffisent plus aujourd’hui. L’idéologie du bien-être au travail s’y superpose et occupe la première place. La mise en forme en est parfois extravagante pour vanter une enseigne ou une société, comme chez Lego France ou dans les bureaux de Google où sont proposés des moments de fun si l’on emprunte les toboggans gigantesques installés pour passer d’un niveau à l’autre, plus directement que par les escaliers.
Productivité et bien-être au travail
Au-delà de ces exemples extrêmes, à l’occasion infantilisants, l’idée du bien-être au travail désormais normalisée et codifiée, est aujourd’hui un argument central en matière d’architecture tertiaire. Cette notion s’imposait dans la sphère médiatique à travers les bureaux pour l’agence de publicité BETC livrés en 2016. Le célèbre publicitaire réalisait ici une démonstration parfaite de sa capacité à s’emparer des valeurs du temps. Les plateaux installés dans les anciens magasins généraux à Pantin – réhabilités par l’architecte Frédéric Jung et un aréopage de jeunes concepteurs talentueux – fonctionnent en open space et selon le concept de flex office, issu du modèle hollandais. Désormais, le salarié n’a plus de place attitrée, le premier arrivé choisit l’emplacement qui lui convient. Le mobilier design y est un élément majeur et rappelle l’univers domestique : tapis, canapés scandinaves, fauteuils, tables basses sont autant d’espaces de détente ou de travail informels qu’il est possible d’investir en dehors des places de bureaux proposées. Ces espaces de convivialité sont des lieux d’opportunités créatives, tout autant que la cafétéria, le restaurant accueillant des chefs ou le jardin potager sur le toit attenant à une grande terrasse. Des fonctions annexes proposent des événements : un studio de radio, une galerie d’exposition et un restaurant ouvert au public en rez-de-chaussée qui a contribué à la revitalisation du quartier. Le flex office posait ici la question de la hiérarchie. Mercedes Erra et Renaud Babinet, les dirigeants fondateurs de BETC, revendiquent ne pas avoir non plus de bureau attitré.
Aujourd’hui, le modèle du flex office ne concerne plus seulement le milieu des créatifs : de grandes entreprises traditionnelles se sont appuyées sur ce dernier, traduit dans des espaces tout aussi riches mais moins acidulés, tel que Métal 57 conçu par Dominique Perrault Architecture et siège de BNP Paribas (2022). Aménagé sur les bords de Seine à Boulogne-Billancourt, il tire une grande attractivité de ses nombreux services accessibles, dont un food hall, pour les utilisateurs des bureaux, mais également avec une possibilité d’ouverture aux riverains. D’une grande qualité architecturale, Métal 57 génère en rez-de-chaussée une continuité d’espaces libres et publics offrant un accès direct aux transports, notamment à la future station « Île Seguin – Pont de Sèvres » du Grand Paris Express. Si ces deux exemples s’avèrent probants, le flex office reste toutefois aujourd’hui assez critiqué pour son aspect déshumanisant. Par ailleurs, la majorité des salariés passés au flex office considèrent que cela n’a pas modifié leur rapport à la hiérarchie. Surtout, seule une faible proportion d’entre eux déclarent télétravailler davantage depuis leur passage au flex.
L’attractivité
Avec des aménagements design et informels, le bureau se doit aussi d’être attractif pour attirer les jeunes talents. Le bâtiment et son lieu d’implantation sont alors envisagés comme un outil pour attirer et faire fonctionner au mieux l’hybridation détente/travail. Participant de cette volonté, Arboretum, un campus de bureaux écologique à Nanterre, est à l’œuvre pour attirer les talents (livraison automne 2023). L’aménagement de 126 000 m2, dans un parc de 9 hectares accueillant un jardin potager, comprendra cinq immeubles tertiaires totalement en bois, dont les terrasses filantes sont reliées entre elles par des escaliers extérieurs. Le paysage végétal embrassera l’édifice, l’idée étant éventuellement d’inciter les salariés à porter un autre regard sur le territoire et, pourquoi pas, à y emménager. Confiée aux agences François Leclercq et Laisné Roussel, avec BASE paysagiste, Arboretum souhaite porter haut une image de vertu écologique tout en créant un lien entre la nature et le lieu de travail.
Cette imbrication de l’espace du bureau avec le paysage prend une tout autre forme au sein du Campus Lesaffre, fraîchement livré à Marcq-en-Barœul, à côté de Lille. Dessiné par TANK architectes pour une société leader mondial de la levure, le plan de l’édifice organise, de part et d’autre d’un axe central, des bureaux individuels, de petits open space et des laboratoires dont les vitrages dévoilent leurs activités. Totalement vitrées, elles aussi, les salles de réunion sont suspendues dans cet espace de sérendipité, appropriables pour le travail ou la détente. Les fonctions regroupées dans des sortes de grandes maisons sont séparées les unes des autres par de superbes jardins imaginés par la paysagiste Emma Blanc. Equipés de terrasses, de mobiliers, de cheminements et savamment ombragés, ces extérieurs sont également des lieux où il est possible de travailler.
Le coworking pour optimiser les ressources
La libéralisation économique et l’explosion du numérique ont porté sur le marché une génération de jeunes pousses d’entreprise : les start-up, dont les leaders sont des nomades internationaux. Cette mobilité s’incarne dans la possibilité d’occuper des bureaux partagés de manière temporaire ou longue et de bénéficier d’une émulation de travail collaboratif, sans oublier l’opportunité de rencontres. Des services annexes tels que le ménage, une conciergerie, de la restauration permettent d’évacuer l’embarras d’une gestion du quotidien, l’idée générale étant l’optimisation du temps, de l’espace et des ressources.
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Texte : Sophie Trelcat
Visuel à la une : Arboretum à Nanterre, campus de bureaux par Leclercq Associés, DREAM et Nicolas Laisné Architectes © WO2
— retrouvez l’intégralité du dossier sociétal sur Les nouveaux territoires de la vie de bureau dans Archistorm 119 daté mars – avril 2023 !