Principe(s) de précaution

Comment contribuer au développement raisonné d’un des plus pauvres micro-états insulaires d’Afrique occidentale, au grand large du Golfe de Guinée ? Tel est le challenge  lancé par le milliardaire et philanthrope sud-africain Mark Shuttleworth – ayant fait fortune dans l’informatique – subjugué par la beauté sauvage et la population de l’île de Principe, binôme de l’archipel volcanique de Sao Tomé-et-Principe, ancienne colonie portugaise.

 

De la colonie à l’autosuffisance

À 300 kms du continent africain, ces deux îles inhabitées au climat tropical et à la végétation luxuriante furent découvertes par les Portugais le jour de la Saint Thomas de l’an 1471. Progressivement peuplées de prisonniers, de juifs et d’esclaves, elles devinrent une plaque tournante de la traite négrière depuis l’Angola et une colonie pourvoyeuse de canne à sucre, de café et de cacao[1].

La révolution des œillets du 25 avril 1974 ayant mis fin à la dictature salazariste conféra l’indépendance à l’ensemble des « provinces ultramarines » y compris celle de Sao Tomé-et-Principe dont le gouvernement marxiste-léniniste fut proche de celui de l’Angola voisin. Les premières élections libres de 1991 instaurèrent un régime parlementaire multipartite, l’île de Principe – 7000 habitants sur 137 km2 – jouissant d’une autonomie depuis 1995. Tout ou presque restait à rebâtir hormis une nature nourricière et un paysage de rêve.

Depuis la station orbitale où il séjourne une semaine en 2002, Mark Shuttleworth réalise que la beauté de notre planète nécessite d’être protégée. Il va dès lors y consacrer une partie de sa fortune. Lorsqu’il découvre ces deux confettis vert émeraude dans les eaux bleues de l’Atlantique, il s’engage à investir une centaine de millions d’euros d’ici 2030 pour sortir l’île de Principe de sa torpeur tropicale au travers un projet touristique raisonné, écologique et humanitaire porté par son fonds d’investissements HBD[2] Venture Capital. Pas question d’y dénaturer ses plages idylliques via un tourisme de masse à l’image de tant d’oasis naturels depuis quelques décennies. Certes, les établissements hôteliers ciblent une clientèle plus qu’aisée, mais chacun de leurs quelques milliers d’hôtes annuels génèrera plusieurs emplois non délocalisables. Les huit millions investis en 2015 pour l’aérodrome lui permettent d’accueillir désormais des avions moyens porteurs évitant l’escale à Sao Tomé. La rénovation des infrastructures portuaires privilégiera la pêche artisanale plutôt que la plaisance.

Un pacte de non agression

S’étant rendu acquéreur du Praia Bom Bom – un lodge vieillissant – et du Roça Sundy – une ancienne plantation de cacao au sommet d’une colline ayant les pieds dans l’eau – notre mécène sud-africain fait appel à l’architecte-designer Didier Lefort après en avoir découvert le travail empreint d’écologie en Malaisie au Dataï Resort de Langkawi [3]. Il lui confie en 2016 la réalisation du Sundy Praia sur la plage en contrebas de la plantation, un village de 24 villas-tentes, avec piscine à débordement et son bar arboré, un restaurant, un ponton de débarquement, une réception et tous ses services dont quatre logements de fonction. Si l’ensemble doit avoir le moins d’impact sur son environnement – y compris visuel – il lui faut offrir un confort éthique tant en matière d’authenticité que d’innovation technologique.

Les fondations des plateformes à ossature métallique et à plancher bois sur lesquelles sont construits tous les bâtiments sont constituées – selon un procédé allemand – par d’immenses vis[4] en acier permettant d’éviter les racines des arbres existants tout en protégeant le biotope naturel en surélevant de 30 à 40 cm le socle des constructions. Des mats en bois exotique et leurs haubans viennent s’y fixer aux fins de structurer une architecture tendue à partir d’une double-toile de teinte claire, à très haute résistance, adaptée au climat tropical (vent, pluie, humidité) mise au point par Ferrari. Tous les deux à trois mois, un nettoyage au karcher la débarrasse des mousses vertes s’y accumulant.

Des bardeaux de bois irréguliers constituent les parois menuisées des habitacles des huit tentes individuelles (75 m2), des 5 suites composées de deux tentes et les deux dernières comprenant trois tentes avec piscine privée. Un lit à baldaquin aux voilages totalement occultants garantissent une obscurité parfaite aux dormeurs. La baignoire en granit  taillé équipant leur salle de bains replongera les hôtes cinéphiles dans Out of Africa !

La centaine de convives du restaurant sont accueillis sous une spectaculaire hutte de 24 m de long profilée comme une baleine échouée. Les bambous prétraités de sa charpente asymétrique (de 3 à 11 m de hauteur) – des plus adaptée aux tempêtes tropicales – ainsi que l’équipe d’ouvriers l’ayant mise en œuvre en à peine cinq semaines sont originaires d’Indonésie où œuvre aussi Didier Lefort. Le chaume retenu pour sa couverture est synthétique : en effet, le Palmex® canadien prescrit – tout à la fois recyclable et durable – évite d’être renouvelé tous les deux à trois ans du fait de l’humidité tropicale ambiante.

Cette dernière concourt à mettre à l’abri de la sècheresse l’île qui dispose ainsi de nombreuses sources complétées par des réservoirs. Les eaux usées sont traitées sur place grâce à une mini-centrale d’épuration. Une centrale au fioul approvisionne l’île en électricité, des panneaux solaires seront progressivement installés dès lors que la végétation l’autorisera. Si la luxuriante canopée du Sundy Praia l’en prive, elle rend ses constructions quasiment invisibles depuis l’océan et le ciel !

Ce chantier a été l’occasion de créer un atelier de charpenterie et de menuiserie sur l’île où la main d’œuvre autochtone a été spécifiquement formée par des artisans français en prévision des autres opérations programmées par D.L.2A pour le compte de HBD Venture Capital dans un proche avenir : rénovation du Praia Bom Bom où furent hébergés les malades indigènes du Covid, reconversion de la Roça Pasiência en éco-farm-lodge en pleine jungle.

Mark Shuttleworth, un homme de Principe(s) ?

 

[1] Premier producteur mondial en 1913
[2] Here Be Dragons
[3] Prix Aga Kahn 2001dont Didier Lefort achève la rénovation en 2019
[4] Longues de 3 à 4 mètres

 

Maître d’ouvrage : HBD Venture Capital
Maître d’œuvre : Didier Lefort (D.L.2A)
Surface : 3000 m2
Fournisseurs : Ibuku (bambous), Ferrari (toile), Palmex (chaume), Roda et Gervasoni (mobilier), Pierre Frey (tissus)

Texte : Soizick Angomard, Frédérique Renaudie, Gabriel Ehret
Photos : Juan Jerez

— Retrouvez  l’article dans Archistorm 126 daté mai – juin 2024