Quelle place Auguste Perret (1874-1954) occupe-t-il dans l’histoire de l’architecture du XXe siècle ? Cette question a longtemps paru simple : dans leurs lectures téléologiques, les auteurs des grands récits modernistes lui ont en effet reconnu le rôle de précurseur pour ses premiers bâtiments en béton armé : l’immeuble du 25 bis rue Franklin (1903), le garage Ponthieu (1906) puis le théâtre des Champs-Élysées (1913) à Paris, enfin l’église Notre-Dame de Consolation au Raincy (1923), faisaient partie du panthéon d’un rationalisme certes classique, mais promettant une évolution inéluctable.
Le Perret des années 1930-1950, en revanche, aurait eu le tort d’abandonner le train d’une modernité désormais en marche, voire de la contemporanéité, pour ne plus apparaître que comme le défenseur d’un classicisme anachronique. On se souvient ainsi de la phrase de Leonardo Benevolo dans sa Storia dell’architettura moderna en 1960 : « Avec Perret le cycle de la culture académique française trouve une fin d’une incomparable dignité. » Une manière très élégante de justifier cette césure du milieu des années 1920 qui, en peu de temps, avait fait passer Perret de l’avant à l’arrière-garde. Déjà Henry-Russel Hitchcock, dans son article « The International Style Twenty Years After » (Architectural Record, août 1951), notait : « L’église de Perret au Raincy reste un exemple plus remarquable que la plupart des constructions à ossature de béton réalisées pendant la dernière décennie. Mais l’œuvre ultérieure de Perret semble moins hardie, à la fois sur le plan structural et d’un point de vue esthétique, et dans l’ensemble, il appartient au début du XXe siècle. »
Les années 1923-1928 marquent de fait un tournant, non pas tant dans sa propre carrière que dans l’histoire des avant-gardes et, par conséquent, dans la façon qu’eut Perret de se positionner par rapport à elles. Ainsi la présence croissante de Le Corbusier sur les scènes française et internationale le conduit-elle à cesser sa contribution à la revue L’Architecture vivante dirigée par Jean Badovici, dont il avait pourtant marqué de son empreinte les premiers numéros. Perret assumera et revendiquera toujours cette position, désormais en marge du Mouvement moderne, et ne cessera de plaider la supériorité de son approche rationaliste classique, méprisant les recherches spatiales de ceux qu’il nomme des « faiseurs de volumes ». L’histoire lui en tiendra longtemps rigueur. De nombreuses publications ont, depuis une trentaine d’années, contribué à réévaluer le rôle de Perret, à mettre en évidence les qualités constructives de ses bâtiments, l’originalité comme l’historicité (et non l’historicisme) de son invention d’un langage propre au béton armé, enfin l’étonnante cohérence de sa démarche – « l’une des plus obsessionnelles du XXe siècle », selon Joseph Abram, à qui l’on doit les premières études de fond sur le maître du « classicisme structurel » et l’école qu’il forma autour de sa doctrine.
Par-delà l’œuvre bâtie, on a également redécouvert une production théorique qui dépasse largement les aphorismes contenus dans son seul ouvrage, Contribution à une théorie de l’architecture, paru en 1952. C’est certes tardivement, à bientôt quarante ans, qu’Auguste Perret entre en écriture ; et ce d’une manière peu conventionnelle puisqu’il s’agit d’une lettre, signée A. G. Perret (soit Auguste et Gustave), adressée le 8 octobre 1913 au critique d’art Pascal Forthuny et publiée, par ce dernier, dans le second article qu’il consacre au théâtre des Champs-Élysées : les architectes-entrepreneurs y justifient la manière dont ils ont, en repensant le projet d’Henry Van de Velde par sa structure, refondu l’ensemble du projet, s’attribuant de ce fait la paternité du théâtre, avec notamment cette phrase célèbre : « Vous nous attribuez […] le parti des quatre groupes de deux points ou pylônes dans la salle. Eh bien, mais c’est fini, c’est jugé, tout le théâtre est là. » Perret ne se livre pourtant pas ici à une simple justification par l’écrit : la perspective axonométrique qui accompagne la lettre est non seulement l’un des plus remarquables dessins produits par l’agence Perret, mais aussi l’un de ses plus beaux textes… Car « l’architecte est un poète qui pense et parle en construction », dira fréquemment Perret. Et si tel est bien le cas, est-il alors besoin d’écrire, quand le verbe risque forcément de trahir le poteau et la poutre ? Perret s’est sans doute posé la question, lui qui aura davantage construit que les abbés de Cordemoy et Laugier, Jean-Nicolas-Louis Durand, Eugène Viollet-le-Duc et Julien Guadet réunis : deux siècles de théorie rationaliste française, plusieurs milliers de pages d’une littérature auxquels un matériau, le béton armé, va permettre de donner un nouveau sens et une actualité ; lesquels ne sauraient s’imposer sans pédagogie, sans une force de persuasion qui conduit l’architecte à répéter, inlassablement, les mêmes phrases clés (les siennes ou celles de Fénelon, Rémy de Gourmont ou André Gide), à s’atteler à quelques gros textes pour L’Encyclopédie française à la fin des années 1930.
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Texte : Simon Texier
Visuel à la une : Église Saint-Joseph, Le Havre, 1954
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