Tribune de Gaëlle Péneau, architecte honoraire, fondatrice de GPAA
Créée en 1994 sous la forme d’une société à responsabilité limitée, GPAA s’est développée, s’est consolidée, s’est enrichie de nouveaux associés jusqu’en 2020, quand j’ai cédé mon entre-prise. Cette expérience concrète de transmission dont je me propose de retracer les grandes lignes devrait permettre d’éclairer le sujet dans une version personnelle de ce passage – passage de relais et passage d’un monde à un autre –, mais également d’illustrer les conditions d’une transmission.
La question de la transmission est un sujet on ne peut plus délicat – non pas au sens de raffiné, exquis, délicieux, mais celui de complexe, malaisé, dangereux –, d’autant plus que le terme évoque des significations plurielles : transmettre un patrimoine, un héritage culturel, des valeurs, des pratiques professionnelles, un savoir-faire, une attitude, une identité, etc. La transmission d’une entreprise ne requiert pas uniquement d’en déterminer la valeur comptable. Exposer clairement les conditions dans lesquelles la transmission s’opère donne l’opportunité de questionner les valeurs qui sont transmises. On ne peut à cette occasion éviter de s’interroger sur la place donnée aux débats économiques, sociétaux et politiques, et à leur résonance dans nos choix à l’échelle de l’entreprise. Je me propose dans ce texte d’aborder le sujet sous l’angle de sa situation très concrète : quels sont les différents modes de transmission d’une entreprise et dans quelle mesure les scénarios envisagés correspondent-ils à nos valeurs ?
Au préalable, il importe d’évoquer certains aspects du sens même que revêt le mot transmettre, car transmettre ne va pas de soi.
Transmettre la valeur ou les valeurs
En premier lieu, j’aimerais solliciter un poète et un philosophe pour ouvrir le champ de la réflexion et en favoriser l’accès.
Mes proches, je vous lègue
la certitude inquiète dont j’ai vécu,
cette eau sombre trouée des reflets d’un or.
Car, oui, tout ne fut pas un rêve, n’est-ce pas ?
Ces quatre vers du poète Yves Bonnefoy expriment le trouble profond qui accompagne le legs, chargé du doute sur sa valeur dont la certitude inquiète se fait le sujet. Quelle était donc la valeur de mon entreprise, sa valeur matérielle, mais également sa valeur immatérielle ? Quant à ses valeurs, elles ont été pour une grande part fondées sur les notions de collectif et de partage. En effet, la transmission ne peut pas simplement se résoudre à léguer une entreprise à un temps T, elle implique un processus qui s’appuie sur l’équilibre entre expérience commune et création, dont le partage est la clé de voûte. « L’homme n’est jamais seul et sa puissance augmente quand il interagit avec les autres : c’est à travers la détermination par l’autre qu’une augmentation de puissance est possible2. » Si la puissance n’est pas un pouvoir, qu’est-elle ? La puissance (pour Spinoza) ne s’exerce pas sur les autres, mais avec les autres, « la “vraie puissance” se construit avec autrui et non pas contre : si j’ai une idée et que je la partage, je ne la perds pas, au contraire, elle rebondit et s’enrichit avec les idées des autres ».
Bien avant de découvrir certains des textes de Spinoza, j’ai pu expérimenter tout au long de ma carrière cette notion de « vraie puissance » dans le partage de la création architecturale. Mais sur quoi ce partage se fonde-t-il ? « Il est possible de “partager avec” lorsque celui qui partage transmet à quelqu’un d’autre, non pas un bien (au sens le plus large) qui lui vient d’autrui, mais une part de ce qu’il possède […] quand il transmet par exemple à quelqu’un des informations, des connaissances ou des savoir-faire qu’il a pu acquérir4. » C’est le début de la transmission. Mais il existe un second sens du mot partage, « qui désigne le fait d’avoir ou de faire en commun quelque chose avec quelqu’un. Dans ce cas, on ne transmet plus quelque chose à d’autres, mais on participe – on prend part – à une réalité commune et, là aussi, on “partage avec” d’autres, mais d’une autre manière5. » Ces deux acceptions du même mot se fondent sur la bienveillance (l’intérêt pour l’autre), qui est à la source aussi bien de la reconnaissance de l’autre que de la réciprocité dans tous les modes de partage. Sur cette base, initiée depuis la création de l’agence, la possibilité d’une transmission en interne fut rendue possible et la question de la répartition des parts, engagée.
Les différents scénarios de la transmission
Il existe plusieurs scénarios possibles de cession d’une entreprise : l’acquisition par une société extérieure, le rachat des parts détenues par le gérant majoritaire par un investisseur extérieur, et enfin la fusion-acquisition en interne par tout ou partie des salariés.
Lorsqu’en 2009 l’un de mes associés exprima son inquiétude quant à sa possibilité de rachat de l’agence lors de mon départ, inquiétude partagée ensuite par l’ensemble des associés, je pris conscience qu’il me fallait préparer très en amont la transmission (nous étions dix ans avant la cession effective de l’agence). Je pris cette année-là l’attache d’un avocat, spécialiste des opérations de fusion-acquisition de sociétés en France et à l’étranger, pour évoquer avec lui les divers scénarios possibles. Ce premier contact me projeta dans un monde totalement inconnu, au point que j’eus du mal à comprendre les propositions qui me furent faites tant son vocabulaire technique différait de tout langage connu. Mon interlocuteur était extrêmement brillant, très inspiré – je dirais même très créatif, au premier sens du terme. Il dressa devant moi des schémas de création de multiples sociétés, reliées les unes aux autres, qu’il dénommait new-co1, new-co2, etc., et dont l’organisation, que je trouvais d’une grande complexité, avait pour unique but de minimiser mon règlement à l’administration fiscale lors de la vente de mes parts. J’étais subjuguée par sa prestation, comme on peut l’être devant un excellent acteur, mais il parlait malheureusement une langue étrangère. Après plusieurs rendez-vous qui me permirent d’acquérir les bases de ce nouveau vocabulaire, je déclinai toutes ses propositions, considérant qu’un tel personnage, polarisé par le seul résultat financier de mon opération, ne m’aiderait aucunement à aborder avec mes associés l’ensemble des aspects humains et des stratégies d’engagement qu’une telle procédure nécessitait, et en tout premier lieu celui de l’évolution des rôles et des conditions de gouvernance que la nouvelle répartition des parts induirait.
Un deuxième scénario fut évoqué en interne lors d’une proposition de prise de participation au capital de la société (équivalent au rachat de mes parts) par un
architecte extérieur à l’agence. L’entrée d’un nouvel associé qui intégrerait l’équipe en place pour y jouer un rôle actif et contribuer au développement de l’entreprise permettrait d’apporter des compétences supplémentaires ou de nouvelles compétences de manière pérenne. Après avoir évoqué avec lui, à la suite de plusieurs rencontres et débats au sein de l’entreprise avec les associés, les atouts d’une telle procédure, ce dernier se désengagea, évoquant la difficulté qu’il pressentait à s’intégrer dans une organisation établie de longue date.
J’avais échangé sur ces différents thèmes avec mon expert-comptable, et ce dernier me proposa de nous accompagner dans cette transition : il connaissait bien notre fonctionnement et était apprécié par mes associés pour son écoute et ses qualités pédagogiques lors de la présentation du bilan chaque année.
Transmettre le désir
Un créateur est habité par l’envie d’entraîner tous ceux qui l’accompagnent dans cet élan dynamique initié dès le début de l’aventure vers un horizon incertain mais toujours renouvelé, où les moments exaltants d’aboutissement – un succès à un concours, un détail bien construit, un projet finalisé – soutiennent toute la production. Bien sûr, il y a toujours des incertitudes dans l’avenir et les changements de société, et la transmission s’accompagne aussi de difficultés et d’inquiétudes. Mais elle est, pour toute entreprise, la seule condition de sa survie dans le temps. Une agence d’architecture est avant tout marquée par ses réalisations, cependant, il me semble que ce ne sont pas les œuvres que nous transmettons – car elles appartiennent au collectif et à l’histoire de l’agence –, mais notre rapport aux œuvres, un rapport qui est une relation de désir et où la transmission est le transfert d’une volonté et d’une démarche créatrices. Mais encore faut-il, pour que cette transmission advienne, qu’elle soit accueillie par des personnalités prêtes à relever le défi. J’ai eu la chance d’être
accompagnée durant de nombreuses décennies par des associés qui avaient dès le début une incroyable envie de participer à l’aventure. Cette envie ne s’est jamais éteinte, elle est toujours vivante aujourd’hui et les habite encore quotidiennement. Nourris par la même histoire, ils ont repris le flambeau : ils portent les valeurs de l’agence et poursuivent le travail engagé dans l’esprit qui fut le mien et le leur.
Pour conclure, j’évoquerai de nouveau une pensée philosophique à travers les écrits d’Hannah Arendt, dans lesquels elle justifie le caractère fondamental de la transmission avec l’argument que le monde humain est vivant et donc mortel : « Le monde humain dure pour autant que les mortels humains s’emploient à le faire durer, et l’on ne transmet que par rapport à un monde devant être modifié selon la variation des besoins de chaque époque : toute transmission est une recréation. » Cette recréation est à l’œuvre aujourd’hui au sein de GPAA architectures, qui poursuit l’aventure.
Texte : Gaëlle Péneau, architecte honoraire, fondatrice de GPAA
Visuel à la une : Photo © Gaëtan Chevrier
— retrouvez l’intégralité de la tribune sur La transmission d’une agence d’architecture dans Archistorm 122 daté septembre – octobre 2023 !