Que manque-t-il au quartier de La Défense à Paris ? Quelques tours de plus au hit-parade de la skylinemania ? Le dégagement visuel de l’axe historique étant intouchable, les masses se répondent de part et d’autre dans un anachronisme décomplexé, la course aux icônes garante du prestige du centre d’affaires le plus important d’Europe. Au sol — enfin, sur la dalle —, les premiers aménagements ont fait leur temps, qu’il s’agisse du parc de Dan Kiley (1972) ou du pavement d’Émile Aillaud (1973). Quelques volumes bas récents complètent l’offre en matière de brasseries, mais le secteur de l’événementiel n’arrive pas toujours à dissoudre l’ennui lié à ces conceptions révolues, alors que le musée d’art monumental à ciel ouvert (Agam, Calder, Miro…) échappe à ce vieillissement. Parmi les remaniements, la place de La Défense est en chantier (BASE), et Michel Desvigne planche sur le devenir du parc entre les bassins Agam et Takis.
Mais que manque-t-il donc de plus fort ? À l’occasion d’un concours en 2008, un élément de réponse se trouve dans la critique de la dalle centrale et de la « voie pourtourante » du projet de Robert Auzelle (1963) par OMA et Rem Koolhaas, qui proposaient de résoudre le problème des tours par une urbanisation horizontale impliquant un socle habité. Or sous la dalle, qui est en réalité une infrastructure d’une douzaine de mètres d’épaisseur en moyenne, se nichent entre les tunnels d’un faisceau viaire dense, de vastes volumes résiduels de 350 m de long construits sans affectation et soustraits au public qui arpente les esplanades oublieuses de la colline de Chantecoq.
Les idées n’ont pas manqué depuis quarante ans pour occuper ces espaces — complexe cinématographique, surfaces commerciales ou musées (des transports ou d’architecture) —, mais qui impliquaient des investissements lourds figeant leur utilisation. Les risques étant rédhibitoires, ces quelque 21 000 m2 sont restés un monde à part, au diapason de l’enfouissement autiste des réseaux. Parallèlement à la saturation du site et aux fuites en avant du design des tours, l’étrangeté de cette entité disponible à un endroit stratégique est apparue peu à peu comme un atout et comme une réponse possible à ce qui manque : non un surcroît d’architecture totémique, mais plutôt de l’architecture en creux.
Une partie, dont l’impressionnante « Cathédrale », est restée vide jusqu’à aujourd’hui. Une autre a été investie par la Fnac, qui la quittera bientôt. Entre les deux, arrivé des studios de la Victorine à Nice, puis d’un Pavillon Baltard du Carreau des Halles, s’est déployé le « Monstre » de Raymond Moretti. L’impulsion décisive, au service des arts, des sports et des loisirs, l’une des dernières de Patrick Devedjian, a conduit au dialogue compétitif avec cinq équipes : Baukunst & Adrien Verschuere (Bruxelles-Lausanne), Kaan Architecten (Rotterdam-São Paulo), Lacaton & Vassal (Paris), Tezuka Architects (Tokyo) et Emilio Tuñón (Madrid). Le choix ne s’est pas porté sur la proposition la plus affirmée par son déploiement architectural, mais sur celle de Baukunst, la plus opiniâtre par la prise en compte du labyrinthe temporel des contraintes, à commencer par les impératifs de prévention incendie et des secours, non subis mais vus comme moteurs de projet.
Baukunst propose plusieurs phases, la première (2 000 m2) permettant d’ajuster le diagnostic par l’expérimentation, depuis les circulations jusqu’aux aspects climatiques, acoustiques, etc. Il ne s’agit pas de chambouler l’enchevêtrement structurel et réticulaire, mais d’opter pour de subtiles relations visuelles avec les alentours en inscrivant une traverse, une trémie, un patio, un atrium, une pergola, un puits de lumière ou un pavillon technique là où c’est nécessaire, les détails réglés par une grammaire stricte pour la cohérence des nombreux cas de figure. Dans un hommage involontaire à Édouard Utudjian, pionnier de l’urbanisme souterrain, le projet procède d’une dialectique en quelque sorte d’ingénieur-artiste : BAU et KUNST. Un chevêtre en béton précontraint, c’est une logique de forces avant d’être des formes, mais la petite usine sous la fontaine Agam est un organisme vivant plus qu’un étage technique. En avançant par scenarii ou hypothèses jouant sur la réversibilité et l’adaptation, agilité opérationnelle et savant opportunisme, cette démarche est aussi une ingénierie de l’agenda.
Au-delà des poncifs véhiculés par la com’, du mythe de la caverne aux métaphores paysagères durables, en passant par la promenade architecturale, le déjà-là est regardé bien en face, non comme espace à conquérir, griffes à l’appui, mais comme espace-temps à révéler. Loin des gabegies financières, il s’agit du plus élémentaire des pragmatismes : la place de la Statue ayant la position symbolico-pratique adéquate aux accès principaux vers les niveaux sous-jacents, un grand anneau en acier sur trois appuis surplombera un percement vers les 4 350 m2 de la « Cathédrale ». En attendant la libération des quelque 6 400 m2 de la Fnac, l’atelier Moretti et le « Monstre » ajouteront leurs 2 400 m2 à cette première étape.
La réanimation du Monstre est la plus belle gageure quant aux imaginaires souterrains, mais gare aux fantasmagories des ébahissements faciles. Cette œuvre à l’exact opposé de celles qui garnissent la dalle est une tentative ultime stoppée net qui appelle aussi un dialogue compétitif et des répondants à sa mesure, en contrechamp et à contretemps. Parmi les expériences repères, il serait sans doute utile de zyeuter du côté de « Place Saint-Lambert Investigations », exposition pionnière et brute de décoffrage organisée à Liège par Laurent Jacob en 1985, dans une gare routière souterraine inachevée.
De support d’aménagements ou de cache-misère, la dalle devient une entité architectonique à part entière. Une archéologie prospective conduit à une chirurgie ventrale qui sera sans doute le signal d’une plus vaste reconquête. Du spéléologue qui découvre une grotte, on dit qu’il l’invente ! Il y a de ça dans le projet de Baukunst. Cela dit, pour les intervenants ultérieurs, il serait malin d’archiver par un film les configurations terribles et belles des volumes résiduels tatoués de graffitis, avec plans-séquences sur les frémissements du béton aux passages des rames dans l’écho des marteaux-piqueurs, le tout amené par une exploration du périmètre de la dalle, avec ses ruptures d’échelle, sa tectonique de plaques et ses inachèvements génériques, pour mieux appréhender le « réacteur spatial central ».
Visuel à la une La force du projet de Baukunst : un anneau horizontal et des circulations verticales qui activent la dalle en surface et en profondeur, au bénéfice de la fontaine Agam © ArtefactoryLab
Retrouvez l’intégralité de la tribune libre architecture Volumes résiduels de la défense : archéologie créatrice de baukunst de Raymond Balau, Critique d’art et d’architecture (aica/scam) dans Archistorm daté septembre – octobre 2021